6 Nations 2023 - Peut-on encore apprécier un grand match de rugby sans parler d’arbitrage ?

Par Paul Arnould
  • Matthew Carley et ses assesseurs lors du match Italie - France.
    Matthew Carley et ses assesseurs lors du match Italie - France. Icon Sport - Sandra Ruhaut
Publié le Mis à jour
Partager :

6 NATIONS 2023 - Sport de gentlemen dit-on. Différent du voisin au ballon rond, entend-on aussi, où les fameuses "valeurs de l’ovalie" règnent en maître. Vraiment ? Depuis plusieurs mois (années ?), les grands matchs de notre jeu sont pollués par des polémiques récurrentes sur l’arbitrage. En France, Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud, le débat n’a pas de frontière. Alors, peut-on encore aujourd’hui apprécier un grand match sans parler d’arbitrage ?

Que celui qui n’a jamais ronchonné, crié, ou encore rouscaillé après une décision arbitrale se lève ou se taise à jamais. Nul besoin de préciser que dans notre grande famille du rugby, personne n’est blanc comme neige. Critiquer l’arbitrage, ça fait des décennies que ça dure, et ça n’est pas propre au rugby, allez demander à nos voisins du foot s’ils s’en sortent mieux. Pas sûr. N’empêche, depuis quelques mois, les grands matchs de notre jeu, surtout internationaux, sont souvent sujets à de (trop) nombreuses polémiques d’arbitrage au moment de les analyser.

Le dernier en date concerne le XV de France. Comme cela a été suffisamment dit, écrit, répété, les Irlandais ont outrageusement dominé les débats. Par huit fois les hommes de Farrell sont entrés dans l’en-but tricolore, marquant ainsi 4 essais et voyant les Bleus s’approprier parfaitement la nouvelle règle du "renvoi d’en-but". Alors l’essai litigieux de James Lawe, qui finalement incombe plus à la réalisation irlandaise qu’à monsieur Barnes, il a bon dos comme dirait l’autre. Pourtant, après la rencontre, les réseaux sociaux s’enflammaient non pas sur les exploits français en défense, ni même sur la supériorité irlandaise, avouons indiscutable, non on retenait d’abord l’arbitrage. "Barnes pas au niveau de ce match", lisait-on ici, "homme du match tu veux dire", répondait-on par là.

Tous responsables, tous coupables ?

Pour Franck Maciello, patron de la DNTA (Direction Nationale Technique de l’Arbitrage) tout n'est pas encore perdu : "Oui nous pouvons encore apprécier un grand match sans parler d’arbitrage. Mais nous devons être très attentifs à ces débordements. Il y a des phénomènes nouveaux, notamment ces changements d’entraîneurs en cours de saison, qui font que la pression du résultat est encore plus forte, surtout au niveau international."

Mon seul regret, c’est d’avoir sous-entendu que les arbitres étaient malhonnêtes. J’avais tort, ils n’étaient pas malhonnêtes, ils étaient juste incompétents

Qui est responsable ? Les supporters, les entraîneurs, les joueurs, les arbitres eux-mêmes ? Pour Franck Maciello, l’arrivée des réseaux sociaux a changé la donne. "Avec les réseaux sociaux, la communication est très rapide. Avant ces conversations restaient dans un cadre privé, sorte de discussion de bistrot. Maintenant les propos sont postés et repris en boucle. Si on ne fait pas attention, on va perdre ce qui fait le joyau de notre sport, et ce qui est envié par les autres. L’arbitre représente l’éthique, le respect des institutions. Ne pas faire attention à cela, c’est aller vers une banalisation des insultes, une remise en cause permanente de l’arbitrage."

S’ils veulent m’insulter directement, c’est leur choix. Mais une limite a été franchie

Certains sont-ils allés trop loin ? On a posé la question à Mourad Boudjellal, ancien président phare du RC Toulon, trois fois champion d’Europe entre 2013 et 2015, connu pour certaines formules restées célèbres. "Mon seul regret, c’est d’avoir sous-entendu que les arbitres étaient malhonnêtes. J’avais tort, ils n’étaient pas malhonnêtes, ils étaient juste incompétents."

Critiquer l'arbitrage ne concerne pas que l’Hexagone. En novembre dernier, Wayne Barnes, encore lui, était couvert d’insultes après la victoire de la France face à l’Afrique du Sud. Rassie Eramsus, le sélectionneur des champions du monde se perdait sur la toile avec plusieurs messages très sarcastiques à propos des décisions de l’Anglais.

Wayne Barnes était l'arbitre du match Irlande - France remporté par les Irlandais 32-19.
Wayne Barnes était l'arbitre du match Irlande - France remporté par les Irlandais 32-19. Sportsfile / Icon Sport - Seb Daly

Suspendu deux matchs par World Rugby, l’homme n’en est pas à son coup d’essai. Plus grave, Barnes était insulté, raillé, menacé de mort sur les réseaux sociaux, situation le faisant beaucoup réfléchir a posteriori, quitte à tout arrêter. "Les critiques sur les réseaux sociaux deviennent rapidement des abus, confiait-il dans des propos rapportés par Wales Online. Cela ne me dérange pas que les gens critiquent ma performance et, s’ils veulent m’insulter directement, c’est leur choix. Mais une limite a été franchie."

Des règles trop sujettes à l’interprétation

Contrairement à d’autres sports comme le tennis par exemple, où la vidéo a permis de mettre fin à certains débats - la balle est jugée bonne ou faute par une technologie et l’arbitre n’est plus qu’un simple accompagnateur de jeu, est-ce la bonne solution à vous de juger - le rugby est resté lui cantonné à des questionnements sans fin. La vidéo, entrée tôt en vigueur en 2001 pour les compétitions internationales et 2006 pour le Top 14, a certes permis d’éclaircir certaines zones d’ombre, mais le ballon ovale reste une discipline où les règles sont sujettes à beaucoup d’interprétations.

"Certaines règles dans le rugby, il faut être polytechnicien pour les comprendre, proteste Mourad Boudjellal. Il y a trop d’interprétation. À chaque regroupement, il y a cinq fautes de chaque côté et l’arbitre décide. Le niveau entre les nations mondiales s'est considérablement resserré et parfois,  certaines décisions décident du résultat."

"La complexité de nos règles fait qu’il y a des interprétations qui sont parfois à 50 : 50, reconnaît le patron des arbitres français. Même des règles qui pourraient être claires, on y met des observables qui les rendent un peu limites. J’en veux pour preuve l’en-avant : pendant des années, on analysait la passe d'un point A à un point B et on jugeait. Maintenant on nous demande de regarder la direction des mains. Je ne conteste pas forcément cela, mais ça ouvre le pas à l’interprétation et donc à la polémique."

"Peut-être que l'écart entre une pénalité et un essai est à revoir"

Pléthore de situations conduisent à une prise de décision propre à chaque arbitre. Le jeu au sol en particulier qui voit tantôt sanctionner le gratteur ou le plaqueur, le déblayage ou le déblayé. Parfois sur des mêmes images, deux arbitres vont prendre une décision différente, au risque de n’y plus rien comprendre et d’en agacer plus d’un. "On demande aux arbitres à chaud, même s'ils regardent la vidéo, d'être le policier, le juge et l'avocat, défend Franck Maciello. Il doit constater les faits, les évaluer, trouver des circonstances atténuantes et apporter un jugement. Quelle société fonctionne comme ça ?" .

Pour Mourad Boudjellal, "il y a un côté subjectif dans l’arbitrage et il faut faire avec. On s’est doté de moyens pour que ça change, mais à la fin il faut un bouc émissaire et c’est l’arbitre. Oui ils font des fautes, mais on ne peut pas avoir des humanoïdes pour arbitrer." Alors comment faire évoluer l’arbitrage ? "Peut-être que l'écart entre un essai et une pénalité est à revoir, poursuit l'ancien président. Parce qu’une pénalité est une faute, un essai est un acte de domination total. Et quand vous marquez deux pénalités, vous inscrivez plus de points qu’un essai non transformé où vous avez largement dominé la défense."

Inquiétude en vue de la Coupe du monde ?

Le rugby français a également dû faire face à de nombreux départs. Les retraites de Romain Poite et de Jérôme Garcès, mais aussi des annonces surprenantes "qui sont arrivées comme un cheveu sur la soupe", avoue Franck Maciello au sujet de la reconversion de Pascal Gaüzère ou encore d'Alexandre Ruiz, passé de l'autre côté en entrant dans le staff de Montpellier. À Mourad Boudjellal la solution : "J'ai toujours dit que plus on professionnalisera les arbitres notamment en augmentant les salaires, plus le niveau augmentera. Beaucoup n'arbitrent plus aujourd'hui car ils trouvent des conditions meilleures ailleurs." Franck Maciello assure pourtant que les effectifs des arbitres sont revenus au même niveau qu'avant la crise sanitaire. 

Mathieu Raynal est le seul arbitre principal français désigné par World Rugby pour le Tournoi des 6 Nations.
Mathieu Raynal est le seul arbitre principal français désigné par World Rugby pour le Tournoi des 6 Nations. Icon Sport - Pierre Costabadie

Cette année au Tournoi, seul Mathieu Raynal est au cœur du jeu. Inquiétant en vue de la Coupe du monde en France dans moins de sept mois ? "Il faut un certain temps pour préparer la relève. J’espère qu’on permettra à l’arbitrage français de s’exprimer au plus haut niveau. Des nominations vont être annoncées après le Tournoi. J’espère que la France sera respectée." En attendant, de jeunes arbitres sont promus lors des grandes affiches du championnat de France. "Mon rôle est de prévoir et faire grandir ces arbitres à fort potentiel, précise Franck Maciello. Voilà pourquoi ils sont exposés sur des grands matchs. Si on s'appuie toujours sur les mêmes, on joue la sécurité mais sans préparer l'avenir. Diriger, c'est prévoir l'avenir."

Pierre-Baptiste Nuchy donne un carton rouge à Sergio Parisse après un plaquage cathédrale lors de Toulon - Toulouse.
Pierre-Baptiste Nuchy donne un carton rouge à Sergio Parisse après un plaquage cathédrale lors de Toulon - Toulouse. Icon Sport - Icon Sport

Le prochain match des Bleus a lieu dimanche au stade de France face à l’Ecosse. Un match crucial pour le XV de France au risque de voir, déjà, son Tournoi 2023 compromis. Les Écossais se présenteront à Paris toujours en lice pour réaliser le grand chelem qui leur échappe depuis 1990. Monsieur Nika Amashukeli sera au sifflet. Le Géorgien est devenu l'un des décisionnaires du jeu les plus respectés du Vieux-Continent ces dernières saisons. Une trajectoire qui aurait pu prendre une tout autre direction : en 2016 il était poignardé à l'issue d'un match de première division dans son pays. L'homme en a connu d'autres, mais on lui souhaite bien du courage tout de même. Rendez-vous compte, en appeler au soutien du directeur de jeu, Docteur, il y a quelque chose qui cloche, non ?

Voir les commentaires
Réagir
Vous avez droit à 3 commentaires par jour. Pour contribuer en illimité, abonnez vous. S'abonner

Souhaitez-vous recevoir une notification lors de la réponse d’un(e) internaute à votre commentaire ?