La chronique d'Henry Broncan

Par Rugbyrama
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Comme chaque semaine, retrouvez "les pas perdus d'un coach", la chronique d'Henry Broncan, l'entraîneur du SU Agen.

Dimanche 4 novembre :

UNE FEMME, UN HOMME

Pour moi, c'est une belle histoire mais j'avertis, tout de suite, les spécialistes es-rugby, qu'ils aillent cliquer sur Pierre Rabadan ou Pierre Villepreux car je ne fais pas dans "l'intelligence situationnelle"... Encore que...

Pour moi, c'est une belle histoire, car j'aime beaucoup les tardifs, vous savez, ceux qui souffrent à l'école, sur la piste d'athlétisme, en amour, au boulot : toujours dépassés par les plus grands, les plus forts, les plus vifs, les plus intelligents, les plus riches... Ces dépassés qui ne se découragent pas, patientent, font le dos ovale, s'accrochent et vous dépassent alors que vous avez déjà levé les bras en signe de victoire.

C'était en 1975 que je les ai connus, dans ce café de Samatan où nous refaisions, le lundi et le mardi, le match du dimanche précédent, avant de rêver, les autres matins, de celui à venir. Rien ne semblait les prédestiner à s'aimer tant ils étaient opposés : Elle, la clope au bec, 18 ans, le mètre 75 renforcé par les talons des bottes, serveuse car bac abandonné dans l'année par rebut des profs, carte du Parti Communiste dans la poche du chemisier pour provoquer ses parents, petits bourgeois de la Terre, 4L rouillée à l'intérieur bordélique... Elle nous semblait d'autant mieux "roulée" qu'elle exerçait son métier derrière ce bar où, le dimanche soir, une bonne centaine d'yeux exorbités suivaient ses évolutions après les rudes affrontements de l'après-midi. Nous imaginions tous une noyade dans ses grands yeux verts surtout après un premier naufrage... dans la bière ! Les plus beaux d'entre nous racontaient qu'elle embrassait facilement les soirs de défaite mais que, pour le reste, personne ne pouvait se vanter d'avoir transformé l'essai.

Lui, 33 ans, 1m65, professeur de français au lycée technique, orthographe, syntaxe, voiture et costume impeccables, tiré à quatre épingles, marié avec la Directrice de mon Collège - maitresse-femme, "patronne" jusqu'au bout des ongles, vouvoiement altier, montre à l'heure, note pédagogique glaciale - deux enfants inexorablement dressés pour intégrer les Grandes Ecoles... Il jouait trois-quarts centre parfois en première, plus souvent en réserve car sur le terrain, il était comme dans la vie : trop soumis, trop clean, jamais un tirage de maillot, un plaquage haut, un croc en jambe, même pas une insulte provocatrice ! A part ça, une bonne technique de passe, le geste élégant, la culotte immaculée, la raie sur le côté, le verbe contrôlé, tout ce qui agaçait le jeune capitaine-entraîneur que j'étais.

Nous nous retrouvions, quelques profs et quelques joueurs, le matin, devant les petits noirs, avant d'affronter nos boulots respectifs. Il était le premier client -sa femme devait le chasser du lit - et nous avions l'habitude de les voir attablés devant la page des mots croisés du quotidien local. Ils avaient cette passion en commun et s'ils n'avaient pas réussi suffisamment tôt dans leur entreprise, c'est avec dépit qu'ils devaient nous lâcher le journal pour nous permettre de prendre connaissance des nouvelles sportives. Vite, nous avons soupçonné une idylle naissante entre nos deux cruciverbistes mais comme ils étaient si différents !... Pourtant, une nuit d'après un grand succès du LSC, on les vit, lui d'autant plus ivre qu'il ne buvait jamais d'alcool, danser ensemble, au "Coucassé", la discothèque de Sauveterre. On sut d'ailleurs - les agents de service des lycées se lèvent tôt - qu'en rentrant au logis familial de fonction, qu'il trouvât portes closes et qu'il dut attendre l'aube, recroquevillé dans un recoin du mur de l'établissement : les nuits d'hiver ne sont pas toujours douces au-dessus de la Save ! Ce fut d'ailleurs se dernière permission de sortie !

Nos soupçons se renforcèrent, quelques mois plus tard, quand nous apprîmes que leur jour de congé respectif était devenu le mardi. Des pyrénéistes nous assurèrent les avoir rencontrés, randonnant de conserve dans les vallées de la Géla et du Moudang. Le lendemain, ils nous revenaient les visages brulés par le soleil des montagnes et nous les taquinions ce qui les faisait rougir davantage : amants ? amis ? nos opinions divergeaient et nous jasions.

En 1977, sa femme fut nommée - bel avancement - Proviseur d'un lycée du Centre : Corrèze ? Cantal ? Creuse ? Un de ces départements aux toits d'ardoises qui font froid dans le dos de tous les Gersois même si Peuchlestrade me dit qu'il y a toujours du soleil à Aurillac !

Il parti exercer dans le même établissement. On le plaignit pas seulement à cause des rigueurs du nouveau climat : être directement dirigé par cette moitié dont nous n'avions pas su apprécier ni la froidure ni la distance, quel enfer !

Elle ne tarda pas à nous quitter, elle aussi, quelques mois plus tard. Un soir d'après match, un seconde ligne des vergers de Garonne, que nous avions abondamment "arrosé" sut se faire plaindre, auprès d'Elle, des mauvais traitements que nous lui avions infligés sur le terrain. Elle craqua pour son "coquard", son mètre 90, ses pommes et ses poires, prit ses cliques et ses claques, nous embrassa une dernière fois et fila vers le Lot-et-Garonne. Les mots croisés de la Dépêche devinrent orphelins.

Dans cette soirée bêglaise de l'automne 2007, d'autant plus douce que nous avions gagné, à la porte du chapiteau, ils m'attendaient, tous deux, mains dans la main, trente ans plus tard ! Elle toujours aussi grande, aussi svelte, quelques rides auprès des yeux encore plus verts, la cigarette éternelle... Lui encore plus petit, un brin rondouillard, moins bien rasé, crâne dégarni mais petite queue de cheval à l'arrière, plutôt baba-cool... Devant moi, deux mines pétillantes de malice et de bonheur. Pour calmer ma stupeur de les redécouvrir ensemble, ils m'expliquèrent que, depuis un an, ils étaient "en ménage" : sa femme maintenant Inspecteur d'Académie, avait connu, dans une réunion mondaine, un ténor du Parti Socialiste et elle avait joué cette carte-là pour continuer sa progression professionnelle ; les deux enfants avaient, bien sûr, réussi : la fille, Directrice des Relations Humaines dans une grande entreprise pharmaceutique, le garçon, Directeur de Banque, tous deux Parisiens ! Tous deux Directeurs comme maman !

Elle avait eu, également, deux enfants âgés maintenant respectivement de 21 et 17 ans : "tu sais, les miens ont réussi aussi" me glissa-t-elle, en souriant : "ils jouent au rugby ; le " petit " approche les 2 mètres... tu viendras les voir jouer ?" L'arboriculteur l'avait quitté pour une "jeunesse" qui l'avait fait monter aux arbres !

Ils continuaient à rire devant ma surprise : "nous habitons un petit appartement dans la banlieue de Bordeaux, à Villenave d'Ornon... nous sommes heureux... tu sais les mots croisés du Sud-ouest sont plus difficiles que ceux de la Dépêche..."

Ils sont partis dans la nuit bordelaise comme deux enfants de 15 ans submergés par le bonheur d'un premier amour, bras dessus, bras dessous... La revanche des tardifs !

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