Chronique P. Villepreux

Par Rugbyrama
Publié le
Partager :

Notre chroniqueur Pierre Villepreux analyse le jeu gagnant et les effets pervers de ce jeu gagnant.

Une équipe qui gagne exprime généralement une stratégie. Cette stratégie répond à une planification qui poursuit des objectifs de durée différente - le long et moyen terme mais aussi le court terme - je parle en l'occurrence de la stratégie élaborée par l'entraîneur dans un match pour accéder à la victoire.

Le développement de la stratégie choisie pour un match présuppose une analyse minutieuse et réaliste des facteurs influant la performance de son équipe mais aussi celle de son adversaire qui sera censé produire le jeu escompté. Il y a donc au départ une incertitude quant au bien fondé de cette stratégie puisque les comportements attendus, les implications réciproques des deux équipes dans le cadre du rapport de force qui se crée peuvent répondre ou au contraire ne pas répondre aux objectifs choisis avant le début du match.

On peut donc accepter que les bonnes équipes sont celles capables, quand cela ne marche pas, de changer tout ou partie de la stratégie de départ. Cette capacité à changer de registre de passer d'un style à un autre voire de formes de collectives à d'autres le temps d'une période est complexe. Peu d'équipes possèdent ces capacités adaptatives.

Quand une équipe gagne, la tendance consiste pour les coachs et les joueurs à faire référence à la stratégie employée. Aujourd'hui pour beaucoup de clubs celle-ci, me semble-t-il, consiste à choisir de jouer, quelque soit les contextes et les adversaires de la même manière parce que dans des circonstances particulières et lors des matchs précédents, cela a fonctionné. La stratégie choisie perd alors sa souplesse et devient le jeu à faire quelle que soit le contexte.

La victoire conforte mais chaque défaite sera considérée comme un échec qui forcement va laisser des traces. Le doute s'installe sournoisement. Le jeu qui est censé gagner ne produit plus la dynamique attendue.

Les exemples ne manquent pas. Les plus représentatifs sont Clermont ( le tout latéral gagnant de l'an passé et maintenant le tout au pied + défense du Stade français. Quand on est prisonnier d'une stratégie , on développe avec le jeu un rapport particulier, une forme de dépendance. Le lien "stratégie - réussite " devient de plus en plus fort au détriment des carences constatées.

Je ne dis pas que ces carences ne sont pas analysées mais cela implique un autre état d'esprit puisque qu'il s'agit alors de convaincre les joueurs qu'il faut aller vers la mise en oeuvre de stratégies alternatives qui demandent d'autres compétences. Ces dernières s'inscrivent dans un cadre non plus stratégique mais tactique, celui du rapport de force singulier et non répétitif que propose chaque match. Difficile d'évoluer face au "pouvoir de la gagne" quand on a privilégié le "comment stratégique" avant le "pourquoi tactique". Le comment rassure, renforce la confiance et indirectement solidifie le penchant à continuer sur les mêmes schémas. Il est difficile alors de sortir de ce que l'on sait faire et d'aller vers un jeu qui présente dans un premier temps plus d'incertitude.

Comme entraîneur, j'ai toujours considéré que dans le jeu, ce que nous ignorons est beaucoup plus grand que ce que nous connaissons. Ce qui veut dire que si l'on veut avancer et faire évoluer le rugby, il faut s'appuyer, dans son enseignement y compris dans le perfectionnement, sur la combinaison originale, prudence - audace. Ce qui veut dire aussi, qu'il convient de placer les joueurs dans ces situations d'incertitude, de prises d'initiative et non plus les formater à répondre de manière mécanique et unilatérale sur des bases stratégiques trop rigides. Quand c'est le cas, la stratégie prend le pas sur la tactique et le danger s'installe. Le programme - contre l'adaptation. Aucune stratégie même si elle s'est révélée gagnante en des matchs particuliers ne nécessite d'être appliquée en des circonstances différentes.

Choisir de placer les joueurs devant d'autres responsabilités verra éclore des innovations et donc l'apparition, non pas d'un nouveau jeu, mais bien un jeu évolutif porteur de forces tactiques et techniques différentes. Mais dans ce cas, on va bien sur déplacer de manière radicale le sens que chacun donnera à la victoire ou à la défaite. Ces deux notions vont développer d'autres valeurs et je ne suis pas sûr que tout le monde ait envie d'entrer dans cette aventure.

Je ne sais pas si Umaga est un bon ou un mauvais entraîneur mais vouloir des piliers coureurs me parait aller dans le sens d'une évolution incontournable du poste. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu'il s'agit de brader la mêlée, mais bien de l'intégrer dans le contexte d'un jeu qui demande d'autres qualités. Il conviendrait alors de repenser la formation du joueur en jeu et dans ce cadre, la gestion et la place à donner, et à quand, aux dominantes physique-mentale-tactique.

D'autres sports nous montrent que l'homme n'a pas touché ses limites. En rugby également, en tout cas, les limites tactiques sont loin d'être atteintes et n'ont pas fini d'être en évolution. On verra demain des piliers coureurs, bons manieurs de ballon, jouant juste, quelle que soit la situation où ils seront investis mais aussi… performants en mêlée. Il faut pour qu'il en soit ainsi avoir le courage de les former en dépassant le cadre du poste, non pas à des fins de résultats mais bien pour devenir de bons joueurs de rugby, indispensable pour, dans le temps, les faire accéder à toutes les exigences du haut niveau avec en plus, un mental de gagneur.

Il n'est pas bon d'asservir le jeu sous prétexte de résultats. Le jeu reprendra ses droits puisque l'enjeu du jeu, c'est par définition la maîtrise du risque, l'exploitation de la chance, l'incertitude que crée le résultat, autant de facteurs déterminants pour donner au jeu sa vraie valeur...

Le jeu, occupation du terrain + défense, qui est en train de prendre le pas sur d'autres formes de jeu appelons les moins audacieuses, est une menace pour le rugby sauf si ce type de jeu entre dans une adaptation pertinente du jeu situationnel conséquence du rapport de force attaque-défense. Le risque est patent de voir tout le rugby français s'emparer de ce modèle, surtout si les équipes les plus réputées l'adoptent. Dans ce cadre, il est passionnant de voir comment, lors des matchs de l'automne on va évoluer au niveau national.

Voir les commentaires
Réagir
Vous avez droit à 3 commentaires par jour. Pour contribuer en illimité, abonnez vous. S'abonner

Souhaitez-vous recevoir une notification lors de la réponse d’un(e) internaute à votre commentaire ?