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Coupe du monde de rugby 2023 - Seremaia Baï (Fidji) : "Je remercie les joueurs d’y avoir cru"

Par Vincent BISSONNET
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L’ancien centre de Clermont et Castres a intégré l’encadrement des Flying Fijians juste avant le Mondial comme entraîneur adjoint des Fidji. Il nous parle de son travail sur le jeu au pied, de la façon dont il cherche à bousculer les mentalités et de son travail de fond pour le rugby fidjien via son académie.

Avec le recul, diriez-vous que la victoire face aux Wallabies a été la plus grande performance réalisée par la sélection fidjienne ?

La plus grande performance de notre histoire ? (Il réfléchit) Oui, c’est ainsi que je la vois. Imaginez donc : nous n’avions plus battu l’Australie depuis 69 ans et nous y sommes parvenus dans le cadre d’une Coupe du monde. Ça a été un grand accomplissement pour nous. Félicitations encore à tous les gars. Ça a renforcé la croyance que nous avions en notre capacité à battre des tops nations. Mais la clé de notre réussite sera la constance. Comme toutes les nations, nous avons l’ambition de remporter la compétition mais il faut pour cela aborder chaque échéance comme nous l‘avons fait face aux Australiens.

Ce succès a notamment été rendu possible par votre jeu au pied et par la réussite de Simione Kuruvoli (14 points et un 100 % au pied), alors que le demi de mêlée n’est pas un buteur régulier. Vous qui êtes en charge de ce secteur, comment l’expliquez-vous ?

C’est le résultat d’une bonne approche mentale et de beaucoup de pratique. Le jeu au pied n’est en rien différent des autres skills : si vous vous entraînez suffisamment, vous arrivez avec des certitudes quand vient le match. Simione est un bon exemple. Il avait bien retenu les petits conseils qui lui avaient été donnés et a respecté le processus. Je le félicite pour s’être fait confiance. Il a prouvé qu’il était capable de réussir des coups de pied décisifs dans des matchs cruciaux.

Votre taux de réussite et votre rugby d’occupation sont d’autant plus marquants qu’on ne peut pas dire que le jeu au pied soit une spécificité du rugby fidjien…

J’ai été joueur avant, un ouvreur, et je sais que ce point a toujours été un problème. Ce n’est pas culturel, chez nous. C’est un secteur sur lequel nous avons une très grosse marge de progression. Il est de notre responsabilité en tant qu’entraîneurs, avec notre expérience et notre vécu, d’éduquer les joueurs. Il fallait avant tout leur prouver à quel point le jeu au pied peut être utile à leur performance. Ce qui est bien, c’est que l’on a pris conscience que ça devait devenir une arme. Et il ne faut pas se contenter d’avoir un ou deux spécialistes du jeu au pied. Le match contre l’Australie a démontré qu’il est crucial d’avoir de nombreuses options pour pouvoir parer à tous les cas de figure.

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Est-ce dur pour vos joueurs de changer de mentalité vis-à-vis du jeu au pied ?

J’ai intégré le staff juste avant cette campagne. À la première réunion avec le groupe, j’ai évoqué le fait que notre sélection avait le plus faible jeu au pied au niveau international : on était à seulement 22 % d’utilisation du pied dans nos 22 mètres, ce qui présentait de très grands risques. En me basant sur mon expérience, j’ai expliqué aux gars que l’on pouvait continuer à être fidèle au jeu des Flying Fijians mais qu’il fallait désormais le faire en jouant aux bons endroits du terrain. Il y a un point que je ressasse aux joueurs : nous devons nous efforcer d’être le plus intelligent possible. Le rugby se joue beaucoup sur la gestion de l’énergie, la façon dont on la conserve. Et, qu’on le veuille ou non, le jeu au pied est un des moyens les plus simples et rapides de gagner des mètres. En l’espace de douze semaines, on a réussi à trouver un cadre efficace, qui nous correspond et qui fonctionne. On en voit déjà les résultats. Je félicite les joueurs pour leurs efforts. Ils se sont disciplinés et ont accepté de revoir leur approche. Ils en récoltent les fruits.

Comment avaient-ils réagi quand vous leur avez annoncé votre plan ?

Au début, je les ai sentis hésitants. Il faut dire qu’ils n’avaient sûrement jamais été confrontés à cette exigence. Eux, ce qu’ils avaient l’habitude de faire, ce qu’ils aiment, c’est s’exprimer balle en main. Mais, et c’est peut-être l’effet de la nouveauté, ils se sont tout de même dit : "Et pourquoi pas ? Pourquoi ne pas profiter des trois matchs de la Pacific Nations Cup pour tester ?" Et ça a commencé à fonctionner. Encore une fois, je les remercie d’y avoir cru. Il y a encore des erreurs, des approximations mais les signaux sont encourageants et les statistiques s’améliorent (les Fidji sont 16e sur 20 pour la part d’utilisation du jeu au pied, N.D.L.R.). Nous sommes à plus de 22 % désormais dans nos 22 (sourire). Je suis venu pour aider les Fidji à s’installer parmi les nations du tiers 1 et ça passera par là, entre autres choses.

Un des leviers de votre performance vient aussi de la création et de la montée en puissance de Fijian Drua en Super Rugby, évidemment ?

Les Drua ont grandement contribué à la progression du rugby fidjien ces derniers temps. Cette franchise donne la possibilité à des joueurs qui n’auraient potentiellement pas été considérés par des provinces étrangères d’évoluer à un haut niveau et de se développer. Et ça change tout pour nous. Quand j’étais international, les gars qui jouaient au pays et qui nous rejoignaient pour les tournées européennes ne connaissaient pas le niveau et les exigences du professionnalisme. Il y avait un grand écart entre eux et nous, que ce soit en termes de préparation mentale, physique, technique. La création des Drua a permis de combler ce fossé. Désormais, les gars qui jouent au pays sont prêts pour le haut niveau : ils sont bien préparés, prennent soin de leur corps, ont l’habitude d’affronter des tops joueurs, des All Blacks, des Australiens. Notre effectif a incontestablement gagné en profondeur.

Ce groupe ne doit plus rien avoir à voir avec celui de 2007 qui avait atteint les quarts de finale ?

Oui, c’est complètement différent, que ce soit au niveau de la qualité intrinsèque des joueurs et de l’homogénéité du groupe. Si je prends l’exemple de notre dernière Pacific Nations Cup, nous avons aligné trois équipes différentes et nous n’avons jamais été inquiets quant à notre niveau de performance. Ça, c’est nouveau. Le processus de sélection est très dur pour l’encadrement. On peut dire que nous avons une génération dorée avec de nombreux éléments de classe mondiale. C’est un bonheur de travailler avec eux.

Quel est le rôle du conseiller spirituel qui vous accompagne au sein de l’encadrement ?

Comme vous le savez sûrement, la foi est très importante dans nos vies, c’est une part prépondérante de notre culture. Talatala (Rinakama, N.D.L.R.), notre révérend, nous porte les mots du seigneur. Nous avons besoin d’être connectés à Dieu, que ce soit pour le rugby ou la vie en général. Cet entraînement spirituel est indispensable pour façonner nos âmes. Même si l’on commet des erreurs sur le terrain et ailleurs, même si l’on se sent parfois seul, c’est ce qui nous donne du bonheur et ce qui amène du sens dans nos vies. C’est comparable à l’apport d’un psychologue dans un environnement professionnel. Sauf que là ce n’est pas seulement un travail sur l’esprit mais sur l’âme. Or, l’âme influe sur le mental. Et le mental influe sur le corps.

En parlant d’âme, sentez-vous la passion du peuple français à votre égard ?

La France ressemble aux Fidji. La grande différence est que la France est professionnelle quand les Fidji sont amateurs. Mais sur le style de rugby pratiqué et sur la passion des supporters, il y a des similitudes. Ici, on se sent comme à la maison. Nous adorons jouer en France.

Pouvez-vous nous expliquer ce que vous avez entrepris aux Fidji depuis la fin de votre carrière, en 2016 ?

Quand vous raccrochez, il y a une vraie transition, un passage délicat, entre le quotidien d’un sportif professionnel et la vie normale. Avec ma femme, on s’était demandé ce que nous allions prendre comme nouvelle orientation. Et nous avons décidé de revenir aux Fidji. On avait la famille au pays et, au-delà de ça, je tenais aussi à faire quelque chose pour améliorer la vie sur place. À mon niveau. Le meilleur moyen était de passer par le rugby auquel j’avais consacré les 16 années précédentes de mon existence. Et ça se justifiait. Car entre le moment où j’étais parti et celui où je suis revenu, je n’ai pas vu tant de changements que ça au pays.

Qu’avez-vous alors décidé ?

Si je me réfère à mon histoire, à moi qui ai grandi avec une mère célibataire, qui ai quitté l’école à 15 ans et à qui le rugby a offert une vie, un destin, je sais que ce sport a le pouvoir de construire les générations futures. Et ça va bien au-delà du jeu. Quand j’ai parlé de créer mon académie, la plupart des personnes ont cru que ce n’était que pour le rugby. Ce n’était qu’une partie du plan. On a beau avoir énormément de talents chez nous, à l’arrivée, il n’y a que 2 % des pratiquants qui percent. La question que je me suis posée est la suivante : que deviennent les 98 % restants ? Ce sont ceux qui contribuent malheureusement à la criminalité infantile, au chômage, à l’abandon scolaire… Et comme c’est aux Fidji que je veux voir mes enfants grandir, j’avais d’autant plus envie que ce soit un endroit de paix et de prospérité. À travers mon académie, ceux qui n’arrivent pas à s’épanouir en tant que joueurs de rugby peuvent s’émanciper autrement via des formations, des interventions… J’ai envie de donner de l’espoir aux jeunes, de leur permettre d’avoir des existences heureuses. D’être des personnes bien, simplement.

En termes de développement rugbystique, qu’apporte votre académie ?

Au Fidji, jusqu’au niveau juniors, il n’y a pas, comme en France, des clubs avec les niveaux moins 8 ans, moins de 10, moins de 12… Ce sport se joue avant tout à l’école. C’est un grand obstacle au développement du rugby local. Et c’est aussi un frein à la socialisation des jeunes. Mon programme a pour but de rassembler les joueurs de 5 à 18 ans, garçons et filles, de leur donner ce cadre, de développer leur technique, de leur proposer de vrais entraînements… Du "kids club" jusqu’à notre équipe seniors, ça représente près de 1 000 pratiquants en tout.

On imagine que vous menez ce programme avec des moyens limités…

Oui et ça demande beaucoup de travail. Je savais que ce ne serait pas simple en retournant aux Fidji. Les salaires que je gagnais en France sont bien loin. Mais la question que je me suis posée est : quel est le but dans ma vie ? Quel souvenir ai-je envie de laisser quand je quitterai la terre ? Je ne veux pas que l’on retienne seulement que j’ai disputé le quart de finale de la Coupe du monde 2007, que j’étais dans le staff des Fidji en 2023, que j’ai joué à Castres et Clermont… Ça m’honore plus quand un parent me dit que j’ai changé la vie de son enfant.

L’autre jour, vous avez émis le souhait que les Fidji intègrent le Rugby Championship. Y croyez-vous vraiment ?

Je l’espère juste fortement. Vous pouvez avoir la meilleure idée du monde, si la décision ne vous appartient pas, vous n’avez rien d’autre à faire que ça. Ce serait en tout cas un changement radical pour le jeu aux Fidji et un énorme levier de développement.

Quels souvenirs gardez-vous du Mondial 2007, en France, qui vous avait vu affronter les Boks en quart de finale ?

Le match qualificatif face au pays de Galles est un souvenir qui vit encore en chacun de nous. Pour beaucoup, cet accomplissement a été le meilleur moment de notre carrière. Je me souviens aussi du quart face à l’Afrique du Sud. On leur avait offert une vraie adversité (victoire 37 à 20 des futurs champions du monde, N.D.L.R.). Mais je me souviens que, dans le vestiaire, après le match, nous n’arrivions pas à savourer. Tout le monde se regardait dans les yeux et pleurait. On s’était dit : "En fait, on aurait pu gagner."

Et que retenez-vous de vos huit années passées en France ?

Deux de mes cinq enfants sont nés en France, un à Clermont en 2007, un à Castres en 2011. Avec ma femme, nous ne connaissions personne en arrivant mais nous avons trouvé une famille. Tant de gens nous ont aidés à prendre soin des enfants, nous ont fait à manger… Je suis tellement reconnaissant envers tous ceux qui ont été si généreux avec nous pendant ces années, les entraîneurs comme les joueurs. Je ne les oublie pas. J’ai gardé le contact. D’ailleurs, j’ai été invité à la fête du dixième anniversaire du titre avec Castres cette semaine. Quelle incroyable aventure ça avait été !

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