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Hommage - Alain Estève, la vie hors norme d'un joueur extraordinaire

Par Jérôme PREVOT
  • Alain Estève nous a quittés.
    Alain Estève nous a quittés. Patrick Derewiany
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    Alain Estève nous a quittés. Patrick Derewiany
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Ancien deuxième ligne de Béziers et de l’équipe de France "le grand" nous a quittés. Aucun autre joueur n’a lassé une trace aussi romanesque que ce double mètre dur au mal et surdoué ballon en mains. Huit fois champion de France, vingt fois international, il a incarné le "Grand Béziers" et une époque où tout semblait possible.

On touche ici au mythe. Oui, Alain Estève n’était pas un joueur comme les autres. Il est parti avec cette aura extraordinaire et sulfureuse, celle d’un colosse comme on en avait rarement vu avant lui : il fut le premier international à deux mètres. Mais sa dimension ne se calculait pas seulement en centimètres et en kilogrammes. Alain Estève avait le pouvoir… de faire peur. Oui, il était impressionnant, avec ou sans barbe. Le cinéma lui demanda d’ailleurs d’incarner l’ogre dans une adaptation du petit Poucet, ça tombait bien lui dont la vie semblait vraiment sortir d’un conte de Perrault, ou plutôt d’un roman social du XIXe siècle : "Sans Famille" d’Hector Malot ou "Les Misérables" de Victor Hugo.

Derrière sa rude apparence, un surdoué du rugby

Inutile de dire que sur un terrain avec l’AS Béziers, il savait se faire respecter, c’est le moins qu’on puisse dire, avec quelques coups de tête quand il le fallait agrémentés d’un regard noir et de paroles bien senties. On disait "coups de citron" à l’époque d’où l'un de ses  surnoms : "Le citronnier". Il fut huit fois champion de France et "seulement" vingt fois international. Il aurait mérité quarante ou cinquante sélections ; aujourd’hui, il en aurait cent. Avec le recul, on s’est toujours étonné qu’il n’ait pas fait partie de l’aventure du Grand Chelem 1977. Mais il passait pour difficile à gérer, comme quelques Biterrois de l’époque qui se sentaient mieux chez eux que sous un autre maillot. La sélection, les dirigeants de la FFR et tout le toutim, ce n’était pas vraiment son truc. Il affectait même une forme de détachement au sujet du rugby lui-même : "Je n’aimais pas ça, j’ai fait du rugby pour gameller", confia-t-il un jour dans nos colonnes. Il fut pourtant excellent à l'occasion de ses 20 sélections sous le maillot bleu dont la victoire de Twickenham en 75 (débuts de Jean-Pierre Rives), sa dernière apparition, à 29 ans. Il fit une bringue mémorable le soir du match en compagnie de Claude Spanghéro devenu son pote. Les sélectionneurs n'apprécièrent pas. Il fut classé trop difficile à gérer. Alain Estève confia plus tard qu'il n'apprenait rien en équipe de France, ce qui était un hommage indirect à l'ASB de Barrière. Jean-Luc Fabre son biographe explique même que "Le Grand" avait même  émis l'idée d'un système d'assurance et de mutuelle spécifique pour les internationaux qui avaient tous un métier. Ça n'avait pas plu évidemment. Mais si l'on devait ne retenir qu'une seule de ses sélections, ce serait la fameuse victoire de 1973 face aux All Blacks. L'attelage qu'il formait avec Elie Cester ce jour-là, n'avait pas d'équivalent sur la planète, même en Afrique du Sud. Dans l'émission "Comme à confesse" diffusée sur Rugbyrama, il avait récemment expliqué : "En équipe de France, je me faisais ch.... Les entraîneurs ne nous apprenaient pas à jouer au rugby. C'est nous qui expliquions les combinaisons à l'entraîneur. La seule fois où on s'est mis en tête de faire ch... l'entraîneur, on a gagné en Angleterre. Après je n'ai plus été sélectionné. Je tairai le nom de l'entraîneur."  On a cru reconnaître le Dacquois Toto Desclaux. Autre temps, autres mœurs, l'équipe de France de ces années-là ne proposait pas de rassemblements de longue durée. Les règles de l'amateurisme l'interdisaient.  Même les grands matchs se préparaient dans une certaine improvisation avec des techniciens qui, en plus,  ne choisissaient pas eux-mêmes les joueurs. 

Une attraction à lui seul 

Dans les années 70, Alain Estève  était une attraction à lui seul, autant que les grands attaquants du XV de France.  À l’extérieur, les gens venaient pour le voir en vrai, comme pour se faire peur en souhaitant être témoin d'un fait hors du commun. "Je ne l'ai vu jouer une seule fois fin 1978 à Marcel-Deflandre contre le Stade Rochelais . Il m'avait impressionné, c'était l'attraction du match . Tout le monde ne parlait que de lui.." Ces mots simples venus d'un internaute  disent presque tout. Un autre témoin, par la magie du net dresse un tableau un peu plus précis de ces temps désormais anciens : "Bagnères-Béziers par un dimanche pluvieux. La femme d'un joueur Bagnerais a hurlé dans le stade: « Il va me le t...! » Alain Esteve était bien une terreur sur les terrains, et tout le monde venait voir un mauvais geste, dont il avait les secrets. Énorme joueur... d'une époque heureusement révolue. Pas de nostalgie,  juste du respect pour un sacré soldat qui n'avait peur de rien !" 

On a souvent résumé Alain Estève à ce rôle de spadassin, redresseur de torts, protecteur des jeunes de l’ASB, et expert dans l’art de "dégonfler" l’adversaire. Qui pouvait soutenir son regard implacable ? Qui pouvait engager un pugilat avec lui ? Il n'était pas intouchable pour autant. Les adversaires s'organisaient parfois collectivement pour le descendre, le Nice des années 70 s'y employa plusieurs fois par exemple. 

 Mais les journalistes expérimentés nous ont appris une chose, comme un rite de passage entre le camp du grand public et celui des vrais connaisseurs du jeu : Estève, c’était d’abord un formidable joueur de rugby. Il était rapide, adroit, intelligent dans le jeu et très collectif. Il faut revoir le précité match Angleterre-France de 1975 et le premier essai d’Alain Guilbert, Alain Estève y déploie tout son arsenal technique. Nous revient aussi en mémoire, la finale du Du-Manoir de 1973, pourtant perdue contre Narbonne. Sur un essai refusé à l’AS Béziers, "le Grand" avait délivré une passe qui n’aurait pas été reniée par André Boniface ou Jo Maso.

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"Il faut comprendre qu’il jouait debout, il ne passait jamais par le sol. Dans le pack de Béziers qui aimait les départs avec des petites passes intérieures, il était irrésistible. J’ai toujours eu la sensation qu’il ne jouait pas à cent pour cent de ses possibilités. Il était si facile. C’est sûr, il jouerait dans le rugby actuel", analyse Jean-Pierre Oyarsabal, notre confrère de "La Dépêche du Midi". Celui-ci ajoute : "C'est paradoxal, il fut le premier joueur de rugby français à deux mètres, mais la touche n'était pas son point fort. Il prenait bien quelques ballons , mais il n'avait pas une énorme détente, peut-être que c'était lié à son seul petit point faible. Il n'était pas très explosif." 

Il faut revoir aussi la finale de 1974 contre Narbonne et l’essai du Narbonnais François Sangalli. Le centre à la Peter Pan conclut une chevauchée fantastique, mais Alain Estève replacé troisième ligne malgré ses 110 kg, le suit, le frôle et… lui balance un terrible "marron" derrière la tête alors qu’il plonge. La course défensive de ce mastodonte est magnifique, elle est pour nous indissociable de l’essai lui-même (revoir aussi l’amical coup d’épaule qu’il balance à la face d’un pilier juste en sortie de touche, au tout début de l’action). Pour le coup de poing, évidemment, aujourd'hui, il prendrait un carton rouge illico. On s'étonne avec le recul que ce geste choquant  n'ait pas été monté en épingle par les médias, n'est-il pas aussi grave, voire plus que la célèbre affaire Herrero de 1971 ? 

Richard Astre, demi de mêlée et capitaine iconique de l’ASB, évoque : "C’est un frère d’armes ! C’était un être assez exceptionnel. Il était démesuré pour tout, par sa taille, par la vie qu’il a pu mener. Mais en même temps, c’était l’eau et le feu ! Il pouvait être très doux, affectueux. Il a eu une enfance et une adolescence particulièrement difficile, comme il l’a écrit dans son livre, avec de la souffrance. Il avait de la timidité, il cachait beaucoup de souffrances des premiers temps de sa vie. Grâce au rugby il s’est découvert, il s’est fait des amis. Le rugby lui a permis de découvrir beaucoup de choses et de se découvrir lui-même car il ne connaissait pas ses limites. C’était un joueur craint de tout le monde ! Quand il est arrivé à Béziers, Raoul Barrière a entrepris de le faire évoluer physiquement, techniquement. Il avait le prototype du joueur qui a profité de la richesse du coaching de Raoul Barrière. Il était très généreux, il ne s’échappait pas. Il était très grand mais il avait une intelligence de jeu que les gens ignoraient. C’était un partenaire très discipliné, à l’écoute, très collectif."

L’homme qui ne mâchait pas ses mots

Mais évidemment son talent fut noyé par sa légende, son apparence, sa langue bien pendue, son caractère rugueux, son passé marqué par une enfance misérable puis, plus tard, par son attirance pour le monde de la nuit. Il a tenu plusieurs boîtes à Béziers même ou à Vendres. La jeunesse s'y retrouvait, flattée de côtoyer une telle icône qui n'était jamais avare de blagues lestes. Mais ce tropisme de la nuit, lui valut des déboires judiciaires qui débouchèrent sur  un séjour à l’ombre dans les années 90 (lire l’excellent "Le Géant de Béziers" de Jean-Luc Fabre.)

Ses débuts, déjà, sortaient des sentiers battus. Il avait été découvert par… Walter Spanghero qui l’avait croisé par hasard dans un train, et l’avait fait signer à Narbonne. Alain Estève était originaire de la région de Castelnaudary, il avait fait des séjours en maison de correction et ses parents n’étaient pas exactement en mesure de lui donner le bon exemple. Ce grand escogriffe, sauvé par le rugby d’une vie d’errance morbide, fit ses débuts le 28 novembre 1965 en Du-Manoir contre Brive, puis une semaine après en championnat contre le Paris UC. Le public de Cassayet découvrit cette gueule encore vaguement juvénile, mais déjà rude, ceinte d’un bandeau. Quelques semaines plus tard à Toulon, André Herrero le qualifia ainsi : "Celui-là, c’est un sérieux." L'une de ses premières missions fut de chloroformer le colossal Daniel Orluc, de Tulle, une référence de l'époque... qui ne se laissa pas faire évidemment. Le jeune Estève eu aussi droit de  voir les anges. 

Mais Estève ne trouva pas vraiment son bonheur dans l’Aude. Il avait fini par se sentir en conflit avec la fratrie Spanghero. Les entraîneurs avaient fait le choix de la paire Laurent-Jean-Marie en deuxième ligne et derrière, Claude arrivait. Le président Bernard Pech de la Clause fit un choix, peut-être un peu hâtif. On évoqua aussi une dispute avec les frères dans un train, et une bataille à coups d’édredons qui tourne mal.

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Il mit le cap à l’est à Béziers. Raoul Barrière le façonna comme on polit un diamant, et pourtant les deux hommes se quittèrent sur un conflit en 1978. Une sévère engueulade dont les témoins n’aiment pas parler. Estève avait eu des mots durs pour son coach qui ne l’accepta pas et demanda sa suspension pour quinze jours. Les dirigeants ne le suivirent pas, et… firent voter les joueurs qui exprimèrent leur soutien à leur coéquipier (moins deux voix, celles de Vaquerin qui adorait Barrière  et de Sénal qui s'abstint). Voilà comment Raoul Barrière quitta le club en plein mois d’octobre.

Sûr de lui et dominateur, rétif à toute autorité, Alain Estève avait le chic pour parler crûment en toutes circonstances, en abusant des métaphores sexuelles. Dans le couloir de Sauclières, les adversaires avaient droit à leur bordée d’amabilités. Un confrère journaliste se souvient du jour où il le rencontra pour la première fois : "Bonjour, je suis le journaliste de Midi Olympique". Réponse les yeux dans les yeux : "J’en ai rien à foutre !". Un de ses coéquipiers devenu agent de police était présent quand une femme juge d’instruction le mit en examen une gestion hasardeuse de son personnel féminin. "Va te faire…", lui répondit l’ancien joueur qui, sans ça, aurait peut-être échappé à la case prison. Il avait ses obsessions, les exprimait sans raffinement. "Il pouvait être gentil pourtant, après les matchs en parlant aux jeunes. Mais c’est vrai il renvoyait une image de solitude. Mais tous les joueurs de l’ASB m’ont confié qu’il accueillait bien les nouveaux venus sans voir en eux des concurrents potentiels. D’autres n’étaient pas comme ça", confie Gilles Bessières, historien du club. "Oui, je confirme, il était sympa avec les débutants que nous étions, avec lui, on se sentait protégés", poursuit Claude Martinez, l’ancien ailier champion en 80 et 81. "J’étais souvent assis à ses côtés dans le bus. Et un truc m’avait frappé : il mangeait très peu. Il avait un appétit d’oiseau. Moi c’était le contraire et il me chambrait. De lui, je garde le souvenir du seizième de finale de 1980 à Nice contre Valence, il avait marqué deux essais en déroulant presque. Je revois ses percussions genoux bien levés comme pour informer l’adversaire que le grand voulait passer et qu’il valait mieux s’esquiver. On avait gagné 41 à 6."

D’Alain Estève, on conserve  aussi l’épisode célèbre et fondateur de la finale 1971, gagnée face à Toulon, et la blessure aux côtes d’André Herrero, une autre icône du rugby français. Hercule aurait fait plier Maciste. Sous la pluie de Bordeaux, le public avait scandé :  "Estève assassin !". Ce qui avait lancé son mythe d'ailleurs.  Le Biterrois était accusé d’un sournois coup de pompe, un crime de lèse-majesté sur lequel Midi Olympique a longuement enquêté en 2021. Il l’a toujours démenti, ce qui finit d’écrire sa légende noire et son emprise sur ses futurs adversaires et coéquipiers.

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