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Mort d'un précurseur

Par Jérôme Prévot
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Publié le Mis à jour
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Il fut le premier entraîneur de club vraiment célébré. Raoul Barrière a gagné six fois le championnat de France avec l' AS Béziers, à la tête d'une génération qu'il avait façonnée de A à Z. 

Le « Grand Béziers » d’abord, c’était lui ! Raoul Barrière est décédé vendredi à 91 ans, dans sa ville natale, la mémoire lestée de six Boucliers de Brennus (entre 1971 et 1978), de trois challenges Yves-Du-Manoir et d’une série de trophées aujourd’hui disparus.

Il fut à notre avis le premier entraîneur vraiment célébré. Avant lui, on parlait peu des techniciens des clubs, les médias flattaient surtout les capitaines et les talents les plus éclatants. Clairement, Raoul Barrière a changé ça. En s’appuyant sur des joueurs hors-norme, Barrière fut l’inspirateur méthodique et génial d’une si longue épopée.

Sa démarche était celle d’un « prof de gym », corporation qui prenait le pouvoir dans ces années-là et qui aujourd’hui, a perdu de son lustre.

Le coach ultime

Si l’on devait nommer un jour, le coach ultime, l’entraîneur au savoir-faire le plus pur, on penserait à lui. Tout simplement parce qu’il fut six fois champion de France avec des équipes, composées à 90 % de joueurs issus de sa ville et de ses environs. À son époque, on ne recrutait pas aux Fidji ou en Angleterre, ni même à Paris. À peine à Toulouse (Astre et Cantoni). Il fallait faire avec ce que l’on avait sous la main. « Les centres de formation n’existaient pas. Mais lui, il en avait créé un naturellement par sa profession de professeur de sports. Le lycée de Béziers, c’était son laboratoire, » explique Richard Astre, son capitaine, joint samedi. « Raoul Barrière était un éducateur, ce qui le caractérisait, c’était cette notion d’apprentissage. Avec lui, plein de gens se sont découvert des qualités qu’ils ignoraient.Les Saïsset, Paco, Estève… ». On a souvent cité Alain Estève comme sa plus belle réussite. Il l’avait modelé ce géant comme une œuvre d’art, et non comme un golem. Il avait fait de ce deuxième-ligne au physique surnaturel un joueur de rugby total, rapide, intelligent et surtout collectif. Notre confrère Christian Montaignac a longuement fréquenté ce Béziers magistral : « Raoul Barrière était une forte tête chercheuse. Il voulait tout savoir, tout connaître du rugby. En tirer toutes les ficelles. On le surnommait le sorcier de Sauclières, c’était un sorcier et un sourcier. » René Séguier, l’ailier international poursuit le témoignage un jour après l’annonce du décès : « Moi je suis arrivé avec quelques dons, la rapidité et les crochets. Mais tout ce qui me manquait, il me l’a donné. Il m’a appris à ne pas tenter mes crochets n’importe quand, à retenir ma vitesse quand c’était nécessaire, c’est ce qui m’a permis de marquer mon fameux essai avec une chaussure en moins contre Clermont en 1978.J’ai surpris Romeu qui me pensait à fond. Raoul était très très observateur. À partir des seizièmes, on passait à trois entraînements par semaine, mais moi, il m’interdisait de courir car il savait que j’étais sujet aux déchirures. »

Pour bien saisir l’ampleur de sa tâche, il faut comprendre que Raoul Barrière avait conduit Béziers au titre de champion de France Reichel en 1968, avec treize joueurs sur quinze qui seraient… champions tout court en 1971, alors qu’ils les avaient suivis en équipe première. « Ce ne fut pas si facile. Il lui a fallu trois ans pour forger notre style et notre sens du collectif, fondé sur le soutien et la conservation du ballon. Surtout ne pas le faire tomber », expliquait samedi Yvan Bunomo.

Ce contexte limitatif était finalement fait pour ses qualités, sa patience et son sens du temps long : « Raoul était un penseur. Il appartenait au courant des Deleplace, Conquet, Devaluez, Saby qui prônaient un rugby différent. Mais parmi tous ces pédagogues, il était celui qui avait eu la possibilité de mettre ses théories en pratique, avec c’est vrai des cobayes pas ordinaires », poursuit Richard Astre. Avec des yeux d’enfants, on se méprenait sur cette équipe de gaillards à cheveux longs et à moustaches, qui aimaient bien faire la fête. Leur accent prononcé, leur provincialisme revendiqué nous faisait passer totalement à côté de la réalité. Ces joyeux vignerons qui aimaient susciter la peur dans les regards adverses tutoyaient l’excellence. Barrière semblait, lui, austère, obsessionnel, dur même si Astre le décrit « pince-sans-rire ».

Des innovations en série

Raoul Barrière fut sans doute le précurseur du professionnalisme en France. L’expression est un peu galvaudée, mais, on ne pourra jamais lui enlever le fait d’avoir fait de la sous-préfecture de l’Hérault, une terre à part, une sorte d’état dans l’état dans ce rugby des années soixante-dix encore très approximatif. Au point que parfois, ses intérêts semblaient opposés à ceux du XV de France. Il programmait ses joueurs pour être en forme en avril-mai. Au moment du Tournoi, ils n’étaient pas toujours au pic de leur forme. « Quand on rejoignait l’équipe de France, on se sentait différents », reprend Richard Astre. Ce dernier fut son relais sur le terrain à une époque où les entraîneurs ne parlaient pas aux joueurs à la pause des finales. « Nous avions été les premiers à faire de la sophrologie, à écouter de la musique avant les matchs, à filmer nos entraînements. Il était curieux de tout, il aimait s’informer ».

Chaque année, à l’université de Montpellier, Barrière faisait faire des tests sanguins, cardiaques, physiologiques, à tous ses joueurs pour mesurer le degré de leur forme. Il fut l’un des premiers à mesurer la VO2 max. Il n’appréciait pas en revanche, la musculation, il la jugeait contre-productive au déplacement de ses avants.

On a souvent décrit dans ces colonnes, le style de l’ASB, les avants qui franchissent la ligne d’avantage par des passes courtes, la conservation du ballon (terme inexistant à l’époque). Le jeu debout. Mais Raoul Barrière avait aussi travaillé l’axe de la poussée en mêlée, vers la colonne vertébrale du talonneur adverse.Il avait aussi eu l’idée de mettre un homme de cent kilos au centre pour faire des fixations, Henri Mioch. Il fut le premier en France, mais reconnaissait que l’idée lui était venue d’Afrique du Sud. « Il était très curieux, très attaché à la notion de modernité. N’oubliez pas que nous étions dans une atmosphère post-soixante-huitarde. Tous les joueurs pouvaient participer à la construction de notre jeu et s’exprimer. N’oubliez pas qu’à un moment donné, les joueurs votaient pour la composition de l’équipe, » reprend Astre.

Tous les témoins évoquent cette participation qui frôlait l’autogestion. Barrière savait se nourrir des idées de ses propres troupes. Buonomo confirme : « On essayait, on testait plein de trucs, tout le monde apportait sa pierre à l’édifice. » Astre poursuit : « Avec lui, les entraînements étaient des grands moments, ils duraient trois heures et commençaient par une demi-heure d’analyse et de discussion. Le lundi, il y avait aussi une réunion technique entre lui et moi en toute confiance. » Le grand public se méprenait souvent sur ce club triomphant. La presse nationale, férue de « beau jeu » préférait louer le jeu du Pays basque et des Landes et enfermait Béziers dans des clichés stupides. Dans le Sud-Ouest des ingénieurs du rugby multipliaient les réflexions blessantes. Buonomo : « On nous accusait de plein de choses, d’être des tricheurs, des brutes, de cacher le ballon. C’était ridicule. On arrivait dans les regroupements liés, alors on faisait mal. On jouait les mauls dans la règle avec le ballon devant. Et nos essais étaient en tête des marqueurs d’essais. » Oui, les trois quarts de l’ASB touchaient plein de ballons, il fallait être d’une aigreur coupable pour affirmer le contraire. « On énervait parce qu’on écrasait le championnat, on a connu des saisons à zéro défaites… » commente Séguier.

César et les Brutus

On a souvent entendu parler de Barrière comme un homme austère, plutôt janséniste. Yvan Buonomo tempère : « Quand on le voyait, il ressemblait un peu à Lino Ventura, c’est vrai. Il avait l’air fermé. Mais il avait deux facettes, intransigeant dans le boulot et agréable en dehors. J’ai passé de bons moments dans le car à évoquer des histoires du passé. Après, il fallait avoir de la poigne pour diriger certaines fortes personnalités, surtout chez les avants. Quand nous étions juniors, il amenait son épouse et ses deux filles en déplacement. On avait l’impression de partir en week-end en famille. » Le règne du Grand Béziers avait bien sûr une face sombre. Les relations de Barrière avec les « hommes forts » de son groupe ont été parfois houleuses. Ils étaient durs en général et durs entre eux, souvent provocateurs et même indisciplinés. En 1978, Raoul Barrière eut un différend avec Alain Estève et les joueurs, une fois de plus, passèrent aux voix. Barrière fut désavoué et, à cinquante ans à peine, il quitta son club de toujours pour ne plus y revenir. Sur le moment, on ne le voyait pas si jeune. Il aurait largement pu épingler à sa boutonnière les quatre Brennus qu’il laissa à ses successeurs. Quelques semaines avant, il avait conquis son plus beau titre : 31-9 contre Clermont à l’issue d’un final de toute beauté. Mais César avait rendez-vous avec ses Brutus. « Oui, il avait fabriqué cette équipe, mais lui aussi avait été fabriqué par ses joueurs. Le grand Béziers, c’était une conjonction de personnalités unique.À un moment donné, ils ont voulu tuer le père. Ils l’ont reconnu plus tard », poursuit Christian Montaignac. On le retrouva ensuite à Millau, à Valence, à… Neuilly et surtout à Narbonne avec qui il gagna deux Du-Manoir et se hissa deux fois en demie du championnat, avec moins de talents sous la main qu’à Béziers.

On le recroisa plusieurs fois dans des colloques, sa voix était chaude à nos oreilles, il était petit, noueux, son visage était taillé à la serpe. On avait du mal à voir en lui un ancien pilier international (une seule cape) et un participant à la mythique tournée de 58en Afrique du Sud. Il mesurait 1, 71 m, il nous semblait si frêle, c’était un monument. 

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