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Police des moeurs

Par Marc Duzan
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Publié le
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La suprématie technique et physique des All Blacks est une chose. Depuis peu, les Tout Noir ont également choisi de coller à une charte morale des plus rigides. La voici.

Les Anglo-Saxons appellent ça le «binge drinking ». La cuite express, en gaulois. Elle est censée réunir autour de plusieurs bouteilles d’alcool fort un groupe d’individus, rassemblés dans une quête similaire de l’ivresse. « Cette tradition bizarre fait de gros dégâts chez nous, dit Owen Franks, le pilier des All Blacks. Moi, j’essaie de me tenir à l’écart. D’abord, parce que je n’aime pas devenir idiot. Ensuite, parce que je ne comprends pas pourquoi je me tuerai à préparer mon corps pendant six jours si c’est pour le détruire au septième… » Le cadet des Franks, buveur de thé vert et adepte de yoga, est un extraterrestre dans le rugby néo-zélandais, où les darons d’une équipe mesurent souvent la valeur d’un jeune loup à la quantité d’alcool qu’il est capable d’ingurgiter. «Quand je suis arrivé en équipe nationale, explique Dan Carter dans son autobiographie, Jerry Collins ne m’a pas regardé pendant des semaines. Je n’existais pas à ses yeux. Un soir où je croisais sa route dans un bar, il m’appelait néanmoins au fond de la salle, me tendait une poignée de verres et d’un hochement de tête, m’invitait à les descendre. Tant bien que mal, je me suis exécuté, ce soir-là. Mais c’est ainsi que j’ai gagné son respect. » De l’autre côté du globe, on ne compte plus les scandales extra-sportifs auxquels furent mêlés les Tout Noir. Quelques exemples, parmi tant d’autres: en 1999, le talonneur Norm Hewitt manquait de mourir après avoir fracassé une vitre d’un coup de poing ; en 2005, Mils Muliaina et Tony Coughlan étaient pointés du doigt pour avoir uriné sur l’armature d’un bar ; fin 2008, Jimmy Cowan était sanctionné par la NZRU après une série de nuits d’ivresse et un comportement jugé « lourdaud », la fédération kiwi lui intimant même l’ordre de soigner son addiction présumée à l’alcool ; en 2011, Cory Jane et Israel Dagg faisaient parler d’eux en plein Mondial, au fil d’une nuit de bringue survenue trois jours avant un quart de finale. Le pinacle de la série noire ? Il fut atteint au cours de cette même Coupe du monde, au soir où Zac Guildford déboula dans un bar de Rarotonga nu comme un ver et couvert de sang, après avoir agressé deux vacanciers…

Les procès de la honte

Norm Hewitt, talonneur des All Blacks dans les années 90, raconte : « En tournée, les cadres de l’équipe se réunissaient pour former un jury. Ils établissaient alors diverses règles : toujours boire de la main gauche, désigner l’autre seulement par un mouvement du coude… Le but restait néanmoins de boire le plus de trucs différents, et le plus vite possible. On finissait tous par terre. » En 1996, le successeur de Laurie Mains au poste de sélectionneur national (John Hart) a bien essayé de tordre le cou aux vieilles traditions. Hewitt poursuit : « Avec le recul, je me dis que les intentions de Harty étaient tout à fait louables. Il voulait une équipe plus professionnelle. Il voulait des athlètes sans aspérités. Mais nous n’étions pas encore préparés à changer de mentalité. » Bon an mal an, Hart a tout tenté pour stopper les bringues sauvages et barrer la route aux groupies circulant jusque-là librement dans l’hôtel des joueurs. Sans succès véritable. Hewitt, encore : « Nous pensions avoir besoin de ces jeux stupides pour évacuer la pression. Alors, on a dit non à tout. » Avec John Hart, les All Blacks revenaient à l’école. Et de leur point de vue, l’instituteur se trompait de combat: « Nous étions des hommes, conclut Hewitt, pas des petits garçons. John disait qu’une fois que l’on était All Black, on lui appartenait. Un jour, il nous a annoncé qu’un de nos meilleurs éléments avait été arrêté par la police parce qu’une fille lui avait fait une fellation dans la rue. Le mec en question n’a plus jamais joué en équipe nationale… »

Des bêtes sauvages

Graham Henry n’est pas loin de la vérité lorsqu’il assure que les pires ennemis des All Blacks « sont les All Blacks eux-mêmes ». A leur arrivée à la tête de la sélection néo-zélandaise en 2004, Henry et son bras droit Steve Hansen se sont donc aussitôt attaqués aux mœurs de leurs bonshommes. Hansen raconte : « Pour moi, la prise de conscience s’est faite en 2004, après une lourde défaite face aux Springboks, à Johannesbourg. A l’hôtel, les joueurs se sont réunis autour des cadres de l’équipe. Ceux-ci ont alors ressuscité les fameux procès. Je me suis dit que le rugby néo-zélandais était resté à l’âge de pierre ». A l’occasion des «procès », certains étaient gentiment molestés par leurs camarades. D’autres devaient vider d’impressionnantes quantités de liqueur. Darren Shand, manager des All Blacks, poursuit : « Je venais des Crusaders où il existait ce genre de tradition. Mais seulement en cas de victoire et dans des proportions bien plus mesurées. » Ce soir-là, à Jo’burg, les All Blacks étaient logés dans un palace de la capitale économique de l’Afrique du Sud. « Et la plupart de nos garçons ne tenaient plus debouts, poursuit Shand. Les comportements étaient juste indignes. On portait les mecs jusqu’à leur chambre. Beaucoup n’arrivaient même plus à marcher. Autour, les gens nous regardaient comme des bêtes sauvages. »

Les lois du fond du bus

Vivement secoués par leur première campagne, Graham Henry et Steve Hansen décidaient alors de coucher leurs réflexions sur un morceau de papier. Aidés en cela par quelques glorieux anciens (Sean Fitzpatrick, Justin Marshall, Jeff Wilson, Grant Fox, John Kirwan…), « Ted » et « Shag » enfantaient de la charte du All Black. Henry développe : « La philosophie était la suivante : de meilleurs hommes pour de meilleurs All Blacks. La récupération, incompatible avec de fortes consommations d’alcool, représente 50 % du job d’un rugbyman pro. Demandez donc à Brad Thorn pourquoi il a joué au plus haut niveau jusqu’à 41 ans. Il vous répondra avoir arrêté la bringue à 25 ans… » Sous l’impulsion de Graham Henry, Steve Hansen et Gilbert Enoka, le psy de la sélection néo-zélandaise, la microsociété All Blacks a considérablement évolué. Moins gangrenée qu’elle ne l’était par ces nuits fauves que les coachs jugent aujourd’hui incompatibles avec un sport professionnel, elle a aussi démantelé l’abusive structure hiérarchique qui inhibait les bizuts. Alan Whetton, deuxième ligne des Tout Noir dans les années 80, se souvient : « Un matin, j’étais à l’avant du bus quand les vieux m’ont appelé : « AJ Whetton, à l’arrière ! » Je me suis pointé. Cowboy Shaw (un ancien troisième ligne des All Blacks) m’a dit : «Alors petit, tu veux faire quoi chez nous ? Le lait te coule encore des narines, tu sais… » J’ai rétorqué que je voulais juste aider l’équipe. Il a répondu : « Alors va me chercher des bières, morveux ». Ils estimaient que ça nous faisait le cuir. Beaucoup de joueurs ne le supportaient pas. Certains craquaient, parfois. »

Wayne Smith : « c’était intenable »

A l’été 2017, la noire congrégation n’a plus les atours frustes, abrupts et mal dégrossis des temps passés. Après douze ans de besogne, la police des bonnes mœurs a fait son œuvre. « On ne peut être un bon joueur de rugby et un crétin hors du terrain, conclut Enoka. En sélection, nous continuons de traquer les têtes de b… (au nom de la « dickhead policy ») et les comportements à la marge. Je vais vous dire un truc : un jour, Steve Hansen a débarqué au meeting d’après-match avec cinq minutes de retard. Un cadre du groupe s’est levé et lui a dit : « coach, on ne peut pas accepter ça. C’est la dernière fois ». La justice n’est plus unilatérale » Aussi efficace semble-t-elle aujourd’hui, la police des bonnes mœurs fut à deux doigts de disparaître en 2007, après l’élimination des All Blacks en quarts de finale de Coupe du monde. Wayne Smith, déjà présent dans le staff néo-zélandais, se souvient : « Après la défaite de Cardiff, c’était intenable. Je ne pouvais marcher dans les rues de Christchurch sans être importuné. Les gens se moquaient de nous, de notre nouveau mode de fonctionnement et, surtout, du credo que nous défendions depuis deux ans : « de meilleures personnes font de meilleurs All Blacks ». Mais on a tenu bon. On a même pensé qu’un nouveau haka (le Kapa O Pango) serait alors le meilleur moyen d’unir toutes nos communautés -européenne, fidjienne, tonguienne, maorie et samoane- autour d’un sentiment d’appartenance qui n’existait auparavant. Au final, je crois qu’on s’est bien sorti… »

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