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Kerouac

Par benoit_jeantet
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    Kerouac
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Et si les joueurs de rugby étaient les seuls représentants héroïques de la jeunesse…

Tu sais, me dit-elle, s'asseoir devant cette cheminée, après neuf cent kilomètres, les montagnes qu'on retrouvera dès demain, vertige intact, mais d'abord, oui, laissons nos fatigues s'attarder un peu au bord de la flamme...

S’endormir auprès d’un de ces feux d’autrefois, juste avant- c’était en déchargeant la voiture- il y a eu comme une odeur de neige, et laisser faire la petite musique de la pensée. Laisser faire. Se laisser aller.  Et qui sait si, au matin, les montagnes ne seront pas descendues jusqu’à notre porte…
Alors on oubliera les messages troubles, les avanies domestiques… Et quelque chose, à nouveau, va céder en moi. Quelque chose comme l’un de ces dimanches, vous savez, l’un de ces dimanches  où il n’y a pas de fin à la joie. Quelque chose comme l’envie soudaine de s’affaler dans un vieux fauteuil alors que la magie d’un match du Tournoi des six nations est sur le point d’opérer, comme toujours, comme avant. Comme à chaque fois…
Tu entends, me dit-elle, je crois que ça vient de l’ancienne grange…Les officiels achevaient de passer en revue les deux équipes et moi, bien sûr,  je n’avais rien entendu. Aurais-je le temps de me faire chauffer une tasse de café avant que ne débutent les hymnes… « J’ai l’impression qu’il y a une bête dehors. S’il te plait, tu peux aller voir…» 
Je suis sorti à la va vite, sans prendre la peine d’enfiler mes bottes, et comme ça, en chaussettes, j’avais l’air d’un crapaud sur une boite d’allumettes quand il m’a fallu traverser la cour entièrement recouverte de neige.  C’est fou à quel point on se sent follement seul, à chaque fois qu’un de ces maudits  souvenirs d’enfance -que jusqu’ici vous aviez pourtant réussi à tenir à distance- repointe sans prévenir le bout de son nez…
Je commençais à geler sur pied et comme si ça ne suffisait pas, j’ai fini par perdre l’équilibre. Rien d’étonnant: j’avais rompu avec mon ancienne silhouette depuis près de trois ans, après qu’une épaule récalcitrante m’ait contraint, la mort dans l’âme, à mettre un terme définitif à mes tribulations de rugbyman amateur. En me relevant cahin-caha, j’ai eu une pensée furtive pour ces qualités d’athlète qui m’ont si souvent permis de me tirer d’un tas de situations plutôt mal embarquées. Oui, mais voilà, c’était avant…
 Aucun bruit en provenance de la vieille grange. A part la rumeur morte de la rivière dont un mince filet  s’écoulait en contrebas. Pour la reprise de  l’entrainement, les membres de l’équipe locale ont-ils toujours l’habitude de la remonter à contre-courant, liés entre eux par une corde enroulée à la taille ? Oui,  la seule chose dont j’étais sûre, c’est que j’avais raté ce moment si particulier des hymnes. Tout était clair et silencieux. Tout semblait écrit depuis longtemps. Avec la vigueur d’autrefois. Pourtant, si on m’avait donné les brouillards froids de mon enfance, alors je me serais peut-être mis à y croire à mon tour à ce bruit venu de la grange…
A cette époque, la vieille grange dont se servait encore mon père pour entreposer ses engins agricoles recevait une semaine sur deux la visite nocturne d’un étrange voyageur, moitié homme des bois, moitié hobbo disait le père Martimort, un ardéchois aux manières rudes ayant quitté la prêtrise quinze ans plus tôt, lecteur compulsif de littérature américaine qui  avait longtemps veillé aux destinées du XV local. Cet étrange voyageur, les gens du Pays avaient, depuis longtemps, pris l’habitude de l’appeler « La faïence », et il me semble, en effet, que sa famille était originaire des environs de Limoges. Mais pour ses anciens partenaires de l’Union Sportive du Pays de Sault, il resterait à tout jamais  « Kerouac.»  Un surnom tout droit sorti du cerveau de Martimort, un soir embrumé d’après match, quand le jeune homme récemment  démobilisé- mon père, revenu d’Algérie six mois plus tôt, répétait souvent que cette « sale guerre en avait bousillé plus d’un»- avait tenu à rassembler ses copains de l’équipe première pour leur annoncer son envie- une envie si soudaine que personne n’y crut sur le moment- de se retirer de tout. Des terrains de rugby, donc. De la ferme familiale, surtout, une des plus grosses exploitations du pays dont il s’occupait avec ses frères. Oui. De tout. Pour partir sur la route, comme ça, et vivre de hasards…  
Je n’avais plus rien à faire dehors. Le froid me frappait le visage, mes joues résonnaient comme deux cloches. Le match se déroulait sans moi et mes pieds auraient tôt fait de se confondre avec la toundra locale. Pourtant je restais là, immobile, scrutant la vieille grange de mon père- j’avais depuis longtemps abandonné les engins agricoles du paternel à la rouille et aux rats qui venaient, chaque hiver, trouver ici un refuge provisoire- et peut-être espérais-je que la silhouette de « Kerouac » apparaisse à nouveau- comme avant- dans l’encadrement du portail. Oui, c’est ça. J’avais envie d’apercevoir une dernière fois sa dégaine d’aventurier angélique…
La légende de Kerouac, bien sûr, c’est à Martimort qu’on la devait. Martimort, le curé très tôt défroqué devenu entraineur sur le tard après avoir taillé la zone aux quatre coins du globe.  Martimort, ah celui-là… « Lui, dans sa vie, me dit un jour mon père, alors il a prié un dieu sans doute connu de lui seul, il a entrainé une bande de bras cassés, car ici, à l’époque, ce n’était pas un endroit qui pouvait prétendre être une Mecque rugbystique et puis il a bu. Si j’avais su écrire, j'aurais bien aimé lui consacrer une histoire. Tu sais, une histoire minuscule qui tiendrait à peine sur ses jambes. Le titre de cette histoire...voyons...Pour une sieste ou un morceau de gloire temporaire, réservez un stade en journée"...

Un jour, beaucoup plus tard, j’ai croisé Martimort. Il titubait, saoul comme une vache, sur la place de l’Eglise, vitupérant contre le prêtre en charge de la paroisse qui venait de lui refuser l’accès à l’autel. « Je voulais juste voir si j’avais pas trop perdu la main, t’as compris le coup petit ? » Mais ce Martimort débraillé et tanguant en plein naufrage éthylique n’avait plus grand-chose à voir avec l’image de stratège impavide qui devait mener l’équipe du pays au titre de champion de France, « sans perdre un seul match de la saison, tu te rends compte ? » Et aujourd’hui, je me sentais un peu triste de n’avoir conservé de lui que cette vision d’une drôlerie pleine de chagrin…Le jeune garçon de ces hautes plaines que je n’ai jamais cessé d’être voyait dans les joueurs de rugby les seuls représentants  héroïques de la jeunesse…

Délaissant toute gloire matérielle, Kerouac avait longtemps vécu sur la route, conformément à la légende du grand écrivain de la beat generation, un des préférés de Martimort, comme on s’en doute. Dans les premiers temps, il avait habité une vieille baraque de berger qui menaçait ruines, se contentant à l’époque de menus braconnages. Du petit gibier de plume ou des lièvres pris au collet qu’il refourguait discrètement aux restaurateurs du coin. Et puis on ne l’avait plus revu. Envolé vers quel horizon Kerouac ? Etait-il vraiment parti servir, comme certains l’affirmaient, dans la marine marchande, histoire de voir du pays, de se tanner le cuir au sel des océans ?   Et cette autre rumeur qui l’envoyait barouder dans les forêts du grand Nord canadien, partageant le quotidien de bucherons autrement plus sauvages que ceux d’ici…
Et ce bruit, alors, tu es sur que ce n’était rien ? me dit-elle. Le match dérivait tutu-nunu vers une de ces victoires sans bruit et sans fureur comme il y en a lorsqu’une équipe a eu le mauvais goût de prendre le large un peu trop vite. Dehors c’était la tempête. Une tempête de neige.  Dans la vie, il y a des moments où l’on prend plaisir, c’est vrai, à se rappeler ces tempêtes de neige et comment elles effaçaient les traces, oui à chaque fois, les traces de nos pas dans le brouillard, oui à chaque fois, mais moi, ce jour-là, j’avais plutôt envie de me souvenir de cet homme, « La faïence » pour les uns, « Kerouac » pour ses anciens complices, un gamin parmi tant d’autres pour qui le rugby avait été une espèce de terre promise rapiécée, et qui était revenu brisé, l’âme défaite, par une sale guerre de trop, et je voulais croire que la jeunesse vivait pour toujours au bord d’une rivière…
 A cette époque, la vieille grange dont se servait encore mon père pour entreposer ses engins agricoles- un vieux tracteur Renault, un D22, une herse et sa presse Case flambant-neuve-recevait une semaine sur deux la visite nocturne d’un étrange voyageur, moitié homme des bois, moitié hobbo disait le père Martimort, un ardéchois aux manières rudes ayant quitté la prêtrise quinze ans plus tôt, lecteur compulsif de littérature américaine qui avait toujours fait partie de  « ces hommes qui pensent », oui, ce Martimort qui avait longtemps veillé  aux destinées du XV local. Un matin,  j’avais surpris des bribes de conversation entre celui que tous ses anciens partenaires de l’Union Sportive du Pays de Sault surnommaient « Kerouac » et mon père, venu lui apporter de quoi se faire un casse-croûte. Et aujourd’hui, je me souvenais assez nettement de ce que l’étrange voyageur avait dit.  « J’emporte avec moi un calepin de chef de gare. Partout où je vais. Je le glisse dans une poche, au cas où je n’aurais plus tous ces chats dans la gorge. On ne sait jamais, alors je m’en remets à mon idéalisme brumeux, des fois que le monde cesse soudain de chanter faux. Je prie comme ce vieux bougre de Martimort nous a appris à le faire, pour que mes pensées sombres et silencieuses  retrouvent bientôt ces qualités de vitesse de quand j’étais premier centre et qui me permettent encore de courir la terre en lançant des mots comme autant de chats spontanés… »
Dehors c’était la tempête. Le match venait de s’achever sur une jolie queue de poisson: le capitaine de l’équipe défaite avait planté le journaliste de bord de touche sur la question de trop. Oui, une tempête de neige et je voulais encore croire que la jeunesse vivait pour toujours au bord d’une rivière, comme n’importe où, dans n’importe quelle petite ville de province et que ça avait toujours été sombre. Pourtant, au milieu exact de la nuit, au-dessus de cette petite ville, les étoiles se mettaient soudain à briller très fort. Plus fort que nulle part ailleurs.  Cette petite ville, alors voilà, on avait brusquement envie de la célébrer avec une exubérance enfantine. 

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