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La perte de l’innocence

Par benoit_jeantet
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    La perte de l’innocence
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Un entraînement comme il y en a. Un gamin face à sa peur panique de plaquer. Un éducateur qui le prend à part. Tente de le remettre en confiance. Et au milieu un père qui complique considérablement les choses.

« Viens par là. Ecoute, petit. Dès que le gonze t’arrive en face, toi tu prépares ton plaquage lorsque ton pied gauche est l’appui au sol, et là faut que tu sois semi-fléchi. Tu comprends… » Dix bonnes minutes que Fred avait pris Fabien à part. Il voulait lui expliquer au calme - derrière chaque en-but, tous les gamins s’adonnaient déjà au jeu sauvage-, oui, tout lui expliquer en prenant soin de mimer chaque geste et comme ça, l’un après l’autre. L’affaire, comme souvent, nécessitait des trésors de patience. Lorsque Fred avait décidé d’entraîner les petits - il ne s’agissait pas d’une décision mûrement réfléchie du reste, mais bien de quelque chose qui, tout à coup, lui avait paru évident. Et donc, à quelques matchs de raccrocher les crampons, voilà, il s’était dit, qu’après, ce serait chouette de transmettre un peu de son savoir aux mômes. - oui, lorsque Fred avait décidé d’entraîner, il ne se doutait pas - comment l’aurait-il pu d’ailleurs ? - qu’il allait vivre des minutes comme celles-ci…
Fabien ne savait jamais, ni où ni trop comment, placer sa tête au moment de préparer son plaquage, d’engager son épaule. Pour lui, plaquer était encore un acte de courage bien au-dessus de ses forces. Il gardait en mémoire sa première fois - la première fois qu’il avait, malgré tout, réussi à faire tomber un adversaire…
« Tiens regarde, comme ça, en position basse. Après, t’as plus qu’à incliner ton bassin et surtout avec le dos bien plat. Et puis zou ! Tu passes de l’appui gauche à l’appui droit. Tchouc ! T’as compris… »
Et c’était surtout lorsque l’adversaire vous déboulait dessus, bien en face et avec l’air farouche de la petite brute en short dont on sent bien qu’elle n’hésitera pas une seule seconde à vous marcher dessus, oui, c’était toujours dans ces moments-là qu’une sorte de peur panique s’emparait de tout son être…
« À cette seconde, écoute-moi, ton menton est relevé, et t’as qu’une chose en tête, la cible ! Alors tu regardes la cible. Ta cible, c’est pas sorcier, hein, elle est située entre la hanche et la taille… »
Au point que ses genoux lui faussaient aussitôt compagnie et que Fabien choisissait, presque une fois sur trois, de plonger dans le vide, comme ça, en fermant les yeux, et du mauvais côté si possible…
« Non parce que tu vas me le coller le pif dans l’herbe, le gonze, hein ! Cette cible, c’est l’endroit où tu vas mettre ta joue droite, et puis tout ton côté droit de la tête. Vas-y répète…C’est ça – c’est ça… Et puis crac ! T’ouvres tes bras comme un poulpe plein de colère et tu me lui encercles les cuisses… »
Son geste n’était pas dénué de grâce et sans doute Fabien espérait-il s’attirer ainsi l’indulgence des rares spectateurs - pour la plupart une troupe hétéroclite de grand-père où parmi les bâillements post mortem d’entre deux siestes, « ceux qui avaient joué » se distinguaient maintenant à peine des « autres », comme les anciens les appelaient avec condescendance, en les désignant parfois de leurs doigts tordus. Mais tous unanimes sur le fait que « ces gamins, ils en avaient de la chance de pouvoir courir leur jeunesse avec une telle insouciance, ah oui quand même. »- oui il espérait s’attirer l’indulgence des rares spectateurs venus assister à l’entraînement de l’école de rugby. Mais c’était sans compter sur Georges, son père…
Georges ne lâchait pas son fils d’une semelle. Chaque mercredi il s’esquintait la voix à lui gueuler « merde t’es un homme ou quoi ? ! N’aie pas peur. Arrête de trembler comme une fillette. Bon sang si t’es un homme, faut t’y filer. Tu me fais honte. » Georges devait sans doute penser - en fait, il le pensait sincèrement. Convaincu qu’il fallait bousculer un gamin qui avait passé trop de temps dans les jupes de sa mère. Une femme trop protectrice dont il avait fini par divorcer. À sa demande à elle. Mais là-dessus… bien sûr, il préférait ne pas trop s’étendre. – oui, Georges espérait que ces « encouragements » tôt ou tard allaient porter leurs fruits. Qu’ils agiraient sur son garçon comme une sorte de déclic. Un jour, Fred l’avait pris à part. « Écoutez, votre comportement… enfin, ce n’est pas lui rendre service. Vous l’humiliez sans même vous en rendre compte. À l’avenir, faudrait vous maîtriser d’avantage… » Ce à quoi Georges avait répondu « je sais ce qui est bon pour mon fils, d’accord. C’est de la psychologie inversée. Rien d’autre. Oh et puis ça va, j’ai joué, je sais ce que c’est. » Ce genre de refrain, Fred en avait l’habitude. Beaucoup de pères, la chose n’est hélas pas nouvelle, investissaient après coup leurs désirs inaboutis dans leur progéniture. Leur faisait inconsciemment supporter le poids de quelque ancienne blessure narcissique. C’était pathétique et humain…
« Allez viens par là. T’inquiète, ça peut pas venir du premier coup. Ce serait pas drôle sinon. Allez, on recommence tout depuis le début. Je t’arrive bien face… en marchant… »  Au départ, Fred voulait répéter pour la énième fois ce geste compliqué du placage où il s’agit pour un enfant de mettre en jeu son intégrité physique, d’amadouer son angoisse, d’apprivoiser peu à peu aussi bien la peur de se faire mal que la réticence à faire mal à l’autre. Déjà pas si simple en temps « normal » mais avec un papa hurlant la face rougie « Les jeunes vous ne le valez rien. Rien dans le ventre… » Et puis, au dernier moment, une idée comme ça lui est venue…
« Monsieur ! Approchez pour voir. Oui venez par là. Je crois que Fabien est prêt maintenant et qu’il aimerait beaucoup vous montrer ça. »
La suite ? Oh une illustration raccourcie de que ce donnerait, plus tard, l’habituelle confrontation père-fils. Celle qui signerait, pour Fabien, la perte définitive de l’innocence...

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