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Rendors-toi, ça vaut mieux

Par benoit_jeantet
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    Rendors-toi, ça vaut mieux
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C’est un matin et la ville ouvre lentement les yeux. Et tandis qu’ici ou là on achève de s’étirer les bras avec paresse, une bande de filles s’activent à toutes jambes. Elles jouent au rugby, déterminées à vivre leur passion sans se soucier du reste.

Samedi, entre deux averses le ciel fait de l’œil au trottoir d’en face. Et sur le trottoir d’en face, c’est une drôle de rue qui revient mourir au bord de la quarantaine. Une idée de la rue- Un jour. Une nuit. Qu’est-ce qu’on en sait ? T’étais pas là. J’étais déjà parti- qui aurait eu le démon du mal et le don des larmes. Mais c’est de l’histoire ancienne que le temps, à force, flanquera dans la boue et dont on va finir – pour peu qu’on apprenne à finir- par perdre la piste. Pendant qu’une moitié de la ville doit bien s’éveiller quelque part, l’autre s’attable en terrasse.
Une vingtaine de filles, casques bluetooth plaqués à l’oreille, remonte en sueur le boulevard. Pas loin, il y a un parc où il est fort possible qu’elles viennent de répéter leurs gammes. Sous le bras de quelques unes, ces ballons Gilbert ne disent pas autre chose. Elles portent des survêts roses pale ou vert fluo. Par-dessus, de grosses chaussettes, noires avec une plume blanche flottant au milieu, viennent ourler à la façon d’une jarretière bourrue le haut de leur genou. Oui mais bientôt j’en remarque une, moins longiligne que les autres mais d’un gabarit plus musclé, une qui jusqu’ici devait fermer la marche, en quête du second souffle ou pour mieux apprécier la cadence de ses partenaires.
Oui, une en short. Un short noir avec le même motif imprimé qui ondule désormais avec une frénésie électrique, comme agité par l’élan neuf d’une brise pure et libre, puisqu’à présent, sur un simple changement d’appui, la voici qui se glisse déjà hors du groupe, avant de faire donner la pleine mesure à ses cuisses et c’est comme ça qu’en quelque secondes à peine, elle se retrouve à la tête de la troupe. Qu’elle invite prestement à poursuivre l’effort sur un registre de cavalerie. Numéro 9, cette fille. Et ça se voit. 
Courir en rythme- avec pour bande son de la musique Pop etcétéra, du moins j’imagine- sans doute qu’elles se disent, ces filles du rugby, que c’est encore la meilleur façon- la plus douce qui soit. C’est tellement mieux. Plus beau. D’oublier ensemble, le temps d’ouvrir la parenthèse d’un footing, d’un match, d’oublier toutes les luttes qui les attendent au quotidien- oui,  surement qu’elles se disent que c’est encore la meilleure façon, à leur âge, de s’annoncer au monde. 
Leur âge ? D’ici…ahem…voyons voir…Oui,  je dirais que leur samedi engage directement au milieu de la vingtaine. Est-ce que leurs foulées aimeraient bien déteindre un peu sur le gris fer de la ville ? Pas certain qu’elles aient poussé leur envie de vivre, comme ça absolument, ce désir fou de jouir de la joie des joutes du rugby -et si l’on voulait bien cesser, au passage, de toiser toutes ces équipes féminines  avec ces grands airs condescendants. Oui, si jamais si. Un jour. Une nuit. Qu’est-ce qu’on en saura ? Tu ne seras plus là. Je serai déjà parti- pas certain, au contraire de quelques uns de mes voisins de table,  qu’elles aient poussé leur désir de vivre ensemble jusqu’au plus fort dans quelque but d’entre soi quelconque. Mais bien sur, une vingtaine de filles qui courent ballon de rugby en main, qui plus est en plein centre ville, ça ne passe guère inaperçu et sans doute est-ce la raison pour laquelle ces esprits étroits, impatients de prendre leur revanche après une autre nuit en solitaire, estiment à tort que se faire remarquer – et pourquoi pas, tant qu’on y est, provoquer leur monde- voilà tout ce qu’elles cherchent. 
Elles jouent au rugby. Parce que le courage, l’engagement et l’envie de se dépasser, depuis quand ce serait l’apanage exclusif des hommes ? Et c’est bien pour s’enraciner dans ces petites fictions  utopistes que seule, oui sans doute, la pratique amateur d’un sport autorise, puisque celui-ci - faut-il qu’elles le rappellent par la bande à tous ceux qui n’y voient plus désormais qu’un moyen de professionnaliser encore d’avantage les plaisirs, de mendier désespérément un peu de reconnaissance- mais oui puisque celui-ci , au fond, n’est qu’une invite en cinémascope  à vivre une aventure.
Et puis quoi revendiquer? Leur place dans l’existence, de toute façon et elles le savent-ont suffisamment payé de leurs patiences pour le savoir- c’est  le plus souvent toutes seules qu’elles ont appris à la conquérir.  Ce combat-là, bien sur, est loin d’être terminé. Mais il me semble qu’elles ont la modestie et la lucidité de ne pas tout confondre. Il y en a, de moins en moins, veut-on croire, mais il y en a qui se gausse encore à la vue de femmes en short. Ou qui estiment- autant de mépris et de sottises font peine à voir- qu’une fille ne devrait surtout pas déroger à sa féminité et à son charme – puissent-ils nous expliquer, ceux-là, quelles valeurs bien mauvais genre de tels concepts renferment à leurs yeux et jusqu’à quel point ces inepties sexistes servent à masquer leur désespoir viril- en se livrant à de telles pratiques.  Elles jouent au rugby, ces filles qui accélèrent à ne pas croire en remontant le boulevard endormi, et elles y jouent parce que, tout simplement, elles aiment ça : jouer, jouer, jouer.
 Samedi, entre deux averses une partie de la ville essaye de soulager son mal de dos en terrasse. Et tout près des terrasses, une vingtaine de filles, des filles du rugby qui font partie intégrante de cette fraternité si particulière, une bande de filles qui portent beau leur survêt rose pale ou vert fluo et pardessus des grosses chaussettes noires avec toujours cette plume blanche qui parait s’agiter sous la caresse des muscles. Et moi je les regarde comme elles s’élancent à la suite de la seule à braver le froid en short- s’agit-il de leur numéro 9 ?  Ce samedi, décidemment, tout va trop vite…-  celle en short qui, avec ce brin unisexe d’insolence,  tente soudain un crochet au beau milieu d’une flaque, éclaboussant à la volée un type au complet-veston froissé qui baille, un qui n’a pas du finir sa nuit et qui se cherche déjà un mot d’excuse tant soit peu plausible à présenter, l’air penaud,  à sa femme. Bien fait pour lui. Ne pas les regarder de trop près. Juste les laisser filer en silence. Pas d’autre moyen avec la jeunesse. Il devrait le savoir. Mais a-t-il seulement éprouvé, une fois dans sa vie,  la sensation d’avoir été jeune ? Aussi librement qu’elles ?
 Le printemps s’accroche aux branches. Sous les bacs à sable des squares, l’été tente une approche, prouvant au passage qu’il est possible d’avancer face au vent. Le type au complet-veston froissé qui baille à qui mieux mieux a envie de jurer. Des tas d’adjectifs mesquins. Pas même misogynes. Pour ça il faudrait du courage. De les maudire, haut et fort, jusqu’à ce que sa culpabilité minable ait fini de lui remuer le fond des poches. Mais c’est trop tard, les chosent évoluent, rendors-toi, ça vaut mieux. De toute façon tu n’as même pas eu le temps de comprendre, elles ont déjà filé. Elles jouent au rugby, ces filles. Voilà.  Et mon dieu, c’est flagrant comme une évidence qu’elles auraient bien des choses à t’apprendre.  Encore faudrait-il que tu les écoutes. Mais oui, allez, rendors-toi, ça vaut mieux.

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