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Comme une barque dans l'herbe du matin

Par benoit_jeantet
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    Comme une barque dans l'herbe du matin
Publié le Mis à jour
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C'est l'histoire d'un homme revenu sur ses terres, passer les fêtes de fin d’année en famille. Un homme croise un vieil ami d’enfance. Et c’est pour eux l’occasion d’évoquer, entre autres, le quotidien chaotique de ce rugby des villages qui peine de plus en plus à suivre la cadence...    

La brume des terres flotte au-dessus des toits tuilés de mousses, quelques chiens se répondent d’une ferme à l’autre et le givre est encore sur la plaine, quand j’ouvre en grand les volets. Je suis revenu passer les fêtes de fin d’année au pays, et par pays, alors il faut entendre un plateau de moyenne montagne qui servirait en quelque sorte de dernier avant-poste de la solitude avant les territoires pyrénéens  autrement plus sauvages.  Je regarde mon fils descendre la grand rue en vélo et de sa petite main piquetée de tache de rousseur,  il embrasse les six flutes de pain que maman lui a « commandé  d’aller nous chercher, je te prie. » On doit être quelque part entre dix heures et la demie et  Amour de ma vie s’affaire déjà sur son ordinateur portable. Elle a « encore quelques campagnes à mettre en ligne. Et après, promis, j’éteins tout. Promis. » Elle est  trafic manager. « Kézaco ? » Je revois les yeux écarquillés de ma grand-mère cette fois où ma femme a du lui préciser qu’en fait « elle travaillait dans la publicité ». « Oh ma pauvre, tu parles d’un métier. Toute la journée à fourrer des conneries dans les boites aux lettres. » Grand-mère.
Il faudrait quand même que je pense à faire un crochet par le cimetière. Il faudrait. Je me dis ça à chaque fois. Et puis, bien sûr, plus ou moins consciemment, je fais semblant d’oublier.  Le cimetière, comment dire, sitôt que je me retrouve face aux grilles, l’impression de faire face à l’œuvre inachevée du malheur. Et fuir redevient une pulsion. En descendant ouvrir aux poules, j’entends maman sermonner papa qui n’en fait décidemment qu’à sa tête. « On vient à peine de l’opérer d’une hernie et, tu penses, il est déjà à faire l’andouille sur son tracteur. » Trente ans plus tôt, Maman faisait déjà la leçon à Papa qui avait délibérément passé une radio de sa main droite -celle-ci était valide alors que l’os scaphoïde de la gauche avait en revanche méchamment trinqué- «oui mais sans ça, y m’auraient pas laissé disputer le tournoi des remparts ! » Papa…
Le soleil éclabousse les carrosseries rutilantes  des quelques voitures de vacanciers qui font le plein à l’épicerie et je veux croire que c’est sa façon de leur apprendre à faire partie de cet endroit.  Le soleil, à l’unisson des  gens d’ici, et cette manière qu’ils ont de vous  faire comprendre que les choses qui prennent toute la place ne seront jamais les leurs. Pas vraiment les bienvenus en tout cas.  Trois tartines et deux cigarettes plus tard, en allant chercher la presse au Café des sports, sur la place je croise l’entraineur de l’Union Sportive du Pays de Sault, le club qui fait battre les cœurs de tout le plateau. « Oh qu’est-ce tu fabriques dans le coin ? Tu t’es perdu ?»  Toujours le même reproche devant lequel je n’ai pas grand-chose à répondre, tant il est vrai que je ne reviens plus que de loin en loin. Et dire qu’avant c’était quasiment chaque dimanche. Pour le voir, lui et les autres amis d’enfance, défendre le rouge et le blanc du plateau et propager des rumeurs d’incendie un peu partout sur la mauvaise herbe  du stade municipal dit des terres mouillées.  Et dire qu’à cette époque je n’aurais manqué ça pour rien au monde.  Hier soir, le regard perdu dans les flammes de la cheminée,  entre deux rêves, je me demandai, justement,  vers quel âge je me suis mis à éprouver un peu moins de réticence  à renoncer à mes illusions. Devant une flamme, bien sûr, dès qu’on rêve…

Tous ensemble

Une volée de gamins à mobylettes nous frôle de peu dans de grands éclats de rire. La joyeuse irrévérence de la jeunesse.  Pas si longtemps nous étions comme eux.  Lui,  donc,  c’est un ami d’enfance et il a les bras chargés d’affiches pour le prochain match qui aura lieu  dimanche prochain. « On joue contre une équipe d’en bas, tu sais. Montredon. On les a battus en challenge des crus mais c’était au mois d’août. Une rencontre de reprise et il leur manquait pas mal de monde. Là, on a intérêt à pas trop leur laisser d’espaces. Surtout qu’ils risquent de l’avoir mauvaise et que notre première ligne est un peu tendre. Enfin. » Le club végétait un peu et menaçait carrément de disparaitre, quand il a décidé de s’y investir à nouveau « pour rendre service. » «Mais tu vois, ma seule crainte, c’est qu’on déclare forfait de nouveau. Y’a trois semaines,  à une heure du coup d’envoi, on était douze. T’imagine… » Je n’ignore rien des difficultés que rencontre, et depuis longtemps, le rugby des villages, ce rugby de série régionale que j’aimerai toujours d’une tendresse particulière.  Ce soir, je lui assure qu’on sera tous présent au loto du club. «Ton père et d’autres agriculteurs ont offert des volailles et quelques cochons de lait en guise de lots. C’est généreux et c’est déjà ça. Mais…»

Je sens poindre comme un début de résignation chez mon ami et il ne m’en faut pas d’avantage pour que je l’invite à se joindre à moi au café. « Allez, juste un verre à la sauvette histoire de tâter un peu le poids du vent. » Et peut-être qu’entre temps le soleil se sera remis à briller d’un éclat plus vif sur son horizon d’entraîneur bénévole. Oui. Peut-être que les gros nuages lourds de menaces qui pèsent sur les destinées du rugby des campagnes s’en seront allés voir ailleurs. Peut-être. Quoi qu’il en soit, la vieille odeur de cacahuètes et d’anis gras qui nous accueille,  dès le seuil du café des sports,  suffit à lui redonner le sourire. Tout comme la grosse voix de torrent du Patron qui, comme je ne tarderai pas à l’apprendre,  est aussi le trésorier du club. «Oh hé, Jacques le fataliste, je te signale que la tombola a pas trop mal marché. Alors, hé, si t’es venu pour nous filer le bourdon avec ton air de deux airs, hein… » Et mon vieux pote se laisse contaminer par la bonne humeur ambiante. « Dites les gars, heureusement que vous avez des maillots de rugby pour vos habiller en dimanche. » Et c’est vrai que chacun parade dans sa tunique des All black, de l’Afrique du sud ou encore de l’Argentine.
Ici, comme si jamais rien ne devait changer, jeunes et vieux se pressent autour des journaux et chacun y va de son commentaire polémique ou simplement désabusé sur la marche du monde. Certains s’invectivent à coups d’adjectives sauvages. Il y a juste que l’onde de choc des dernières élections n’en finit pas de faire des remous.  Parfois, certains mots qu’on évitait jusqu’alors de prononcer, des mots remplis de haine à ras bord  s’insinuent aussi dans la discussion, mais ils ont toujours été là, ils attendaient seulement qu’un nouveau vent de désespérance les fasse à nouveau frémir. Oui,  toujours été là, comme le serpent lové dans l’herbe. Et sur ces paroles de haine, il y aurait à redire. Suis-je  soudain devenu lâche ou est-ce l’âge ? A moins, voilà qui m’arrangerait bien, qu’il ne s’agisse de ce qu’on appelle, ici et là, des effets d’une maturité mollasse avec tous ses petits accessoires oratoires bien commodes ? Alors, sur ce coup-là, j’esquive. Pas mon ami. «Y’en a que qui parlent fort au bistrot mais ça fait un moment que je les trouve bien silencieux sur le terrain. » Lapidaire et sans issue. «Et puis, je sais bien que vous donnez dans ces conneries parce c’est presque devenu un refrain à la mode. Et ça me rend malade. L’herbe ne pousse jamais sur la route où tout le monde passe. Je fais pas de politique. Mais c’est bien la peine d’enfiler un short et un maillot si vous ne pigez même pas ça, tiens. »
Le patron offre sa tournée et tout le monde trinque à un retour au calme. Les affaires locales du rugby finissent par reprendre leur droit et tout de suite, comme par enchantement, les paroles disent  la passion qui par ici consume de l’intérieur tout un chacun et ce sont des flammes bienvenues qui réchauffent  l’âme et le corps. «Sur la terre, les gars, tout a une fonction, chaque maladie une herbe pour la guérir. Chaque personne une mission » mon ami cite un proverbe indien. « La mienne, c’est de vous faire jouer tous ensemble. Ouais. Tous ensemble. Parce que je suis désolé, au rugby comme dans l’existence, on a besoin de tout le monde. Et tant que je serai là, je laisserai personne venir saboter la pelouse». Je l’écoute et le sang me bat les tempes. Je commande une nouvelle tournée. Je suis assez fier de lui.
Nulle trace de brume quand je le quitte à regret, le soleil brille haut- encore un symbole à même de résumer cette façon qu’ont les gens d’ici de vous signifier qu’en dépit des malheurs qui les accablent, jamais ils ne vous montreront qu’ils saignent- et en rentrant le cœur plus léger, je me médite là-dessus. Sur le fait que ce sport, on aura beau dire, est avant tout un état d’âme. Oui, voilà. Une création du désir. Celui, entre autres, de vivre ensemble. Mais oui, à l’écart de tous ces assassins en herbe qui voudraient saboter la pelouse. Et à zigzaguer comme ça dans la grand rue, je me sens aussi léger qu’une barque dans l’herbe du matin.

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