Abonnés

200 ans d'histoire (34/52) : la création d’un trophée

Par Jérôme PREVOT
  • Le trophée William Webb-Ellis
    Le trophée William Webb-Ellis Fabien Agrain-Védille
Publié le Mis à jour
Partager :

La Coupe du monde a vu le jour à Paris en mars 1985, après une session historique de l’International Board Le conservatisme du rugby fut débordé par des forces souterraines.

Elle nous apparaît aujourd’hui comme une évidence. Mais elle a mis 116 ans à voir le jour. La Coupe du monde de rugby a longtemps fait figure de serpent de mer, mais tout s’est accéléré dans les années 1980 quand le sport le plus conservateur du monde, baissa la garde, rattrapé par la modernité. Le principe d’un Mondial fut voté en mars 1985 à Paris juste avant un France-Galles, par les seize membres du Board (deux pour chacune des huit nations). Le Tournoi vit le jour physiquement le 22 mai 1987 à Auckland avec un Nouvelle-Zélande-Italie disproportionné (70 à 6 et un essai d’anthologie de John Kirwan). Avant 1985, l’International Board avait mis au panier tous les projets. En plus, la règle du vote à la majorité des trois-quarts limitait toute évolution. Mais l’idée d’une Coupe du monde flottait dans l’air. Et le projet privé de David Lord avait vraiment fait peur aux décideurs (lire ci-dessous). L’IRB fit un constat classique : "Quand les événements nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs." Le boulet Lord était passé trop près. Ils étaient obligés de contre-attaquer. Albert Ferrasse avait déjà eu l’intuition avant même le renoncement de Lord. Il avait imaginé et proposé quelque chose avec son ami Nicholas Sheadie, ex-maire de Sydney. Mais il s’était heurté à un refus poli.

Mais la pression s’intensifiait. Bras droit et traducteur de Ferrasse, Marcel Martin a toujours affirmé que deux autres projets privés étaient passés au même moment dans les mains des gouvernants qui les avaient qualifiés de "cirque". Les forces souterraines poussaient… Le 25 juin 1984, l’IRB émit pour la première fois l’idée d’une compétition mondiale. Albert Ferrasse fut un peu vexé de voir son idée ainsi annexée par des anglophones. Mais dans l’ambiance feutrée de l’East India Sports Club de Londres, les manitous venaient de donner un coup de barre décisif. Ils demandèrent à l’Australie et à la Nouvelle-Zélande de faire une étude de faisabilité sur une compétition mondiale. Deux hommes furent désignés : l’Autralien Nicholas Shehadie (l’ami de Ferrasse) et le Néo-Zélandais Dick Littlejohn. On peut les considérer comme les "pères" de la Coupe du monde. En deux mois, ils firent le siège des huit votants britanniques (la presse baptisa ça le Nick and Dick Show). Ils s’étaient cassé le nez face aux Écossais et aux Irlandais inflexibles. Les deux nations pensaient qu’elles n’avaient rien à gagner à une modernisation du jeu. Mais Nick et Dick avaient senti des Anglais et des Gallois davantage à l’écoute même s’ils n’avaient rien promis. Officiellement, leurs fédérations restaient traditionalistes.

Un vote incertain

La logique annonçait un huit-huit, "conservateurs" britanniques contre Sudistes et Français "progressistes" car Albert Ferrasse avait obtenu l’assurance que les nations amies de la FIRA (Roumanie, Italie) seraient invitées. Dans Midi Olympique, l’Irlandais McKibbin interviewé par Henri Nayrou, avoué dans le civil, avait révélé un point capital : un examen poussé des règlements avait démontré que la règle de la majorité des trois-quarts n’était pas si évidente. Le vote se déroula le lendemain, les débats et les chiffres n’ont jamais été rendus officiels. Aujourd’hui encore, les sources divergent. Une chose est sûre. Les "Oui" au Mondial l’emportèrent. De combien ? On ne sait pas vraiment. Certains disent 10 à 6, d’autres 8-6 et même 6-2. Une chose est sûre, les Écossais et les Irlandais furent contre, les Français pour, fidèles à leur parole. Pas certain que l’Afrique du Sud ait pris part au scrutin. Elle négociait une reconnaissance ou une invitation au moins symbolique, malgré le boycott dont elle faisait l’objet. Mais il semble acquis que Dannie Craven et son alter ego sud-africain n’ont pas voté contre.

Le scénario le plus plausible reste le 10-6. Il suppose que l’Afrique du Sud a joué le jeu de la modernité, tout en sachant qu’elle ne vivrait pas la première édition. A-t-elle négocié l’organisation sur son sol du premier mondial post-apartheid ? Sans doute. La bascule s’est faite car deux hommes sortirent du cadre. L’Anglais John Kendall-Carpenter et le Gallois Keith Rowlands, s’étaient finalement rangés dans le camp des "modernistes". À l’opposé de l’avis supposé de leur fédération. Sauf instructions expresses, les votants étaient libres. L’anonymat du scrutin permit aussi à leur fédération de laisser planer le doute et de ne pas froisser leur base conservatrice.
Après quatre heures de palabres, la fumée blanche sortit. L’Australien Roger Vanderfield annonça que l’étude de faisabilité avait été acceptée et qu’un tournoi mondial se ferait en 1987 "à titre expérimental".

Côté français, la moisson fut idyllique car l’anglophone Marcel Martin, ancien cadre de chez Mobil, fut nommé représentant à l’IRB avec une fonction de trésorier. La France se retrouvait avec le grand argentier de la planète ovale dans ses rangs. Sur l’échiquier mondial, ce fut un coup de maître pour la France de Ferrasse. Cocorico.

  • Un projet privé qui met le feu aux poudres

En avril 1983, un projet privé mit littéralement le feu à la planète ovale. Le geyser prit la forme d’un article de Peter Jackson, dans le Daily Mail. Ce limier de la presse britannique balança une bombe : un promoteur australien était en train de contacter les meilleurs joueurs. Son nom : David Lord. Il voulait monter un circuit pro, une simili-coupe du monde avec plusieurs équipes créées de toutes pièces : 200 joueurs contactés pour 100 000 livres sur trois ans, un énorme budget de 20 millions de livres, les cigarettes Benson and Hedges comme sponsor. Il avait envoyé des émissaires partout, y compris en France pour proposer à Jean Liénard, entraîneur truculent de Grenoble, de composer une sélection de 25 joueurs. Le nom de cet émissaire : Graham Mourie, ancien capitaine des All Blacks. Il vint même à Paris en personne pour tester l’intérêt des médias français, dont Pierre Salviac qui fit dans la foulée un sujet au journal télévisé de 20 heures.

C’est ce projet Lord qui a tout débloqué. Il paniqua tellement les caciques de l’IRB qu’ils furent contraints de sortir de leur conservatisme. Pour bien comprendre cette menace, il faut saisir l’arrière-plan géopolitique, avec des Sudistes très motivés à l’idée de secouer le mammouth. Les Néo-Zélandais se sentaient les meilleurs du monde sans en retirer grand-chose, les Australiens commençaient à briller. Ils voyaient à leur porte la puissante Ligue Treiziste lorgner leurs plus beaux talents. Il ne faut pas non plus oublier le rôle trouble de l’Afrique du Sud qui, victime du boycott, se vengeait en montant des équipes "pirates" pour accueillir des tournées sur son sol… Et pas gratuitement (en 86, les Cavaliers néo-zélandais feraient scandale). Mais le projet Lord fit finalement un flop Il ne put séduire les télévisions, finalement effrayées par son culot. Il déclara plus tard : "Je me suis heurté à un lobby moral. Le rugby pro terrifiait les décideurs et les acheteurs d’espace publicitaire. Les partenaires voyaient ça comme une offense aux valeurs qu’elles défendaient, celle du rugby traditionnel…"

  • L’argent pas au rendez-vous

Il ne faut pas croire que la première Coupe du monde fut une grande réussite financière. Les organisateurs souffrirent de l’indifférence des télévisions européennes. Elles ne versèrent pas grand-chose. Le Board avait fait confiance à une société commerciale West Nally qui devait jouer les courtiers. Mais la manne attendue ne fut pas très élevée. Heureusement, John Kendall-Carpenter avait eu la sagesse de demander à West Nally une garantie de 5 millions de dollars. Cet argent permit aux organisateurs de répartir une somme suffisante aux différents pays participants : 40 % aux deux pays organisateurs, 32 % aux huit nations du Board (4 % chacune y compris l’Afrique du Sud qui n’avait pas participé mais qui avait su monnayer sa voix) ; 2 % aux autres nations et 10 % au Board lui-même. L’édition suivante en 1991, disputée en Europe, fut nettement plus lucrative. La machine était lancée.

  • Une demi-finale de légende

La première Coupe du monde se déroula donc du 22 mai au 20 juin 1987 en Australie et en Nouvelle-Zélande et sans l’Afrique du Sud. Les seize équipes présentes avaient été invitées.
Elle fut gagnée sans surprise par les All Blacks 29 à 9 en finale face à la France. Le parcours des Néo-Zélandais ressembla à une formalité avec des victoires plutôt larges. Le tournoi ne fut pas vraiment une réussite car les matchs qui ne concernaient pas les pays organisateurs se déroulèrent devant des tribunes vides ou quasiment. Mais la compétition fut sauvée par une partie extraordinaire, la demi-finale Australie-France de Sydney arrachée à la dernière minute par les tricolores via un essai de Serge Blanco (30-24) Le match s’était déroulé au petit Concord Oval devant tout juste 17 000 personnes. Ce fut un match vraiment légendaire, riche de six essais, la meilleure publicité pour ce Tournoi d’un nouveau genre, encore marquée par un certain amateurisme et un amateurisme certain.

Vous êtes hors-jeu !

Cet article est réservé aux abonnés.

Profitez de notre offre pour lire la suite.

Abonnement SANS ENGAGEMENT à partir de

0,99€ le premier mois

Je m'abonne
Voir les commentaires
Réagir
Vous avez droit à 3 commentaires par jour. Pour contribuer en illimité, abonnez vous. S'abonner

Souhaitez-vous recevoir une notification lors de la réponse d’un(e) internaute à votre commentaire ?