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Top 14 - Ronan O'Gara : « Dans un monde idéal, tu veux être aimé et respecté »

Par Propos recueillis à La Rochelle par Vincent BISSONNET
  • Ronan O'Gara fait souvent la Une de l'actualité. Il nous a accordé un entretien passionnant.
    Ronan O'Gara fait souvent la Une de l'actualité. Il nous a accordé un entretien passionnant. Icon Sport
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Le technicien irlandais, Ronan O'Gara, souvent au cœur de l’actualité, pour ses coups de génie comme pour ses coups de gueule, évoque sa personnalité, revient sur son parcours de coach alors qu’il retrouve, ce week-end, le Racing 92, où il avait débuté sur le banc, il y a dix ans.

Cette année, vous "célébrez" les 10 ans de votre carrière d’entraîneur, commencée en 2013. À quel moment aviez-vous pris la décision de basculer dans ce nouveau rôle ?

C’était à Montpellier. Avec le Munster, on y avait affronté Clermont en demie de H Cup. Avant le coup d’envoi, je ne savais pas que ça allait être mon dernier match. Mais au coup de sifflet final, je me suis dit : "I’m done, c’est fini." Fofana avait franchi quatre fois (il souffle). J’en avais conclu : "Là, ça suffit." Je pouvais continuer de buter mais ça devenait trop difficile d’être un vrai joueur. C’était un sentiment bizarre.

En plus d’arrêter, vous décidez de quitter le Munster pour la Franceet le Racing 92 plus précisément. C’est alors une double bascule…

C’était clair dans ma tête : ce n’était pas intéressant pour moi d’entraîner au Munster. J’étais proche d’un grand nombre de joueurs, j’en admirais quelques-uns… Tu ne peux pas être ami et coach à la fois. C’était hyperdifficile d’arrêter. Ça aurait été encore plus dur si j’étais resté à Cork. À chaque déjeuner, à chaque dîner en ville, on ne m’aurait parlé que du match à venir du Munster. Je voulais éviter ces discussions, cette tristesse. Je voulais me projeter sur un nouveau voyage.

Qui vous a donc mené au Racing 92…

Par chance, je me suis retrouvé avec les deux Laurent. C’était très bien avec eux. Ils m’ont donné l’opportunité de grandir. Ils ne m’ont pas cloisonné dans un secteur.

Quelles ont été vos premières sensations en tant que coach ?

Au début, même si tu as une bonne connaissance du rugby, tu n’as aucune capacité à entraîner. Pendant quinze ans, j’avais été joueur. Tout était fait pour moi. Ce que j’avais à faire, c’était de venir sur le terrain. La première fois que j’ai dû positionner les plots, là, ça n’a pas été facile. Préparer une séance, aussi, c’est un vrai challenge, surtout quand tu te retrouves face à de grands joueurs. C’est vraiment difficile les premiers temps. Heureusement, petit à petit, tu apprends.

Avez-vous connu la petite mort du rugbyman, malgré ce basculement ?

Oh oui, ça a été horrible ! Je ne me suis jamais donné l’opportunité de souffler. Le rugby a toujours été dans ma vie. Est-ce que je suis capable de vivre sans ça ? Je ne le pense pas. C’est sûrement une faiblesse de ma part. Même si je n’ai pas coupé, ça a tout de même été un énorme changement. Pendant des années, je tapais devant 80 000 personnes et, d’un seul coup, c’était fini. Et je savais que je ne le ferais plus jamais. Je pense que c’est beaucoup plus difficile à vivre pour les grands joueurs : tu as vécu les plus grands moments, avec des hauts et des bas très forts, et là, il n’y a plus rien. Après vingt-quatre mois, ça a commencé à aller mieux. Mais pendant deux ans, j’étais dans un autre monde.

Il vous a fallu aussi gérer le déracinement… Comment avez-vous vécu ce changement de pays ?

J’adore la France ! On peut considérer qu’il aurait été plus naturel pour moi de partir entraîner en Angleterre. Mais ce n’est pas la même culture, la même nourriture, le même vin qu’ici. Vous avez tout ici. C’est un pays fantastique.

La nourriture, le vin : ces choses ont-elles réellement compté dans votre choix ?

Écoutez, pendant seize ans, j’étais complètement focalisé sur le rugby. Pendant tout ce temps, ma vie se résumait à aller d’un stade à un autre, à Londres, Cardiff, Johannesburg, à manger des clubs sandwichs, à taper encore et encore, que ce soit un jour d’entraînement ou un jour off. Le 25 décembre, j’allais taper. Quand tu es jeune, tu te conditionnes à ne faire que ça et c’est dur de se sortir de ce tunnel. Mais il y a une vie après.

D’accord. Quoi d’autre ?

Je trouve les gens très gentils. Tout le monde parle mal des Parisiens, je ne comprends pas. Et en France, le public est fantastique et pas seulement à La Rochelle. Il y avait aussi le défi d’apprendre à parler français. C’est une grande satisfaction, une fierté, même si mon français est encore moyen. Et ce n’est pas évident : je dois réfléchir en anglais, faire la traduction et expliquer en français.

Vous parlez presque couramment, désormais…

Je parle couramment dans le rugby mais pas pour le reste. Après, le message passe et c’est le plus important. Car si tu n’as pas les joueurs avec toi, tu es mort. C’est le plus important. En anglais, on dit "to get buy-in" (obtenir l’adhésion). Si ce n’est pas le cas, tu es un "dead man walking" (mort-vivant). J’ai eu de la chance. J’avais un super groupe au Racing qui a été capable de gagner le Bouclier. C’est quelque chose qui restera avec moi pour toujours. Ici, j’ai un groupe de qualité, qui a bien progressé et qui va être encore plus fort à l’avenir. Ce qui me plaît, c’est que le club met un focus sur l’homme avant le joueur.

Comment ça ?

On essaye de créer une osmose générale très forte. Si un gars ne joue pas, il doit soutenir l’équipe et non pas souhaiter que le mec qui joue au même poste fasse un mauvais match. Il faut au contraire qu’il se dise : "Ok, il a fait un très bon match et bien, j’en ferai un encore meilleur la semaine prochaine." C’est pour ça que le Top 14 est le meilleur championnat : il dure dix mois et c’est impossible d’être en forme sur cette durée. Quand tu es en souffrance, tu as besoin que ton pote prenne le relais. C’est magnifique. (Il réfléchit). Vous savez, la plus grande image qui me revient de Marseille est celle de Victor (Vito) et Tawera (Kerr-Barlow) se pointant avec leurs muffins, la veille de la finale…

À quoi faites-vous référence ?

Pendant que nous étions à l’entraînement du capitaine, Victor et Tawera étaient partis acheter des muffins pour tout le groupe. Ils l’ont fait avec leur argent. Ça devait représenter 200 €. Il y en a plein qui les auraient gardés dans leur poche. Je nous revois encore manger les muffins dans le vestiaire. C’était un moment fort, le signe que j’avais un vrai groupe. Ce sont des petites choses comme ça qui disent beaucoup. Ça devait pourtant être les deux plus déçus de l’équipe, ils auraient pu bouder. Ils avaient de quoi être frustrés et auraient très bien pu s’échapper dans un bar et boire toute l’après-midi. À la place de ça, ils sont restés à nos côtés et ont acheté à manger. Ça a changé l’humeur de tout le monde. Ils ont placé l’équipe avant leurs sentiments personnels. Ce n’était pas provoqué par moi. Ce sont eux qui l’avaient décidé. Ça prouve leur qualité d’homme. (Il pose son regard sur Grégory Alldritt, présent dans la pièce). Greg, il est fort aussi. Je ne parle pas du joueur, mais de l’homme. Il est très intéressant. Il est constant, il a toujours cette envie de s’améliorer. On comprend pourquoi il est aussi important chez les Bleus.

Revenons-en à vous. En tant qu’entraîneur, comment endurez-vous le marathon que représente le Top 14 ? C’est très prenant, n’est-ce pas ?

Ça peut te manger, c’est sûr. Le dernier Noël est l’exemple parfait. J’avais réservé des billets pour aller en Irlande les 24, 25 et 26 décembre. Pour la première fois dans ma vie, j’allais pouvoir boire quelques Guinness tranquillement. Et qu’est-ce qui s’est passé ? Match de merde contre Bordeaux, Noël détruit, mes enfants qui se retrouvent avec un père de mauvaise humeur… Au moment où tu penses pouvoir souffler, avoir un moment de tranquillité, tu te prends une claque en pleine tête. C’est le bon exemple. C’est prenant. C’est un nouveau mot pour moi (sourire).

En quoi le O’Gara entraîneur est-il différent du joueur ?

Je garde quelques mauvaises habitudes, des choses que je ne peux pas "casser", évidemment. Dans mon évolution, le passage aux Crusaders a été hyperimportant. Ça m’a permis d’amener de la positivité dans ma vie. J’avais été formé, à l’image de beaucoup d’Irlandais, comme un "underdog" (un outsider). À l’époque, quand nous allions jouer les All Blacks, par exemple, les entraîneurs ne croyaient pas que l’on allait gagner. Pour les joueurs d’aujourd’hui, il est normal d’attendre une victoire face à la Nouvelle-Zélande. Ça ne l’était pas pour nous et c’est dommage. Nous sommes tous un peu victimes de notre environnement mais il faut arriver à grandir. C’est un peu pareil ici, à La Rochelle : le premier titre est toujours le plus difficile à obtenir.

On vous suit.

Maintenant, j’espère que ça va devenir normal pour La Rochelle d’avoir des trophées. Je n’ai pas peur de dire ça. Il y en a qui vont peut-être dire que je devrais avoir plus d’humilité mais je le dis avec sincérité. Il faut accepter que notre statut ait changé. C’est un compliment. Désormais, je veux que les grands joueurs viennent à La Rochelle pour gagner des choses. Vous savez, les meilleures équipes sont dirigées par de grands joueurs, pas par un grand manager.

Qu’a représenté le titre européen du printemps dernier, par rapport aux deux que vous avez obtenus en tant que joueur ?

Vous ne pouvez pas imaginer les sentiments qui m’ont traversé lors de la victoire à Marseille. C’était hyperpuissant. C’était 10 fois, 100 fois plus fort que ce que j’avais connu avant. Quand tu es joueur, tu n’es qu’une pièce. En tant que coach, tu es l’architecte qui doit placer toutes les pièces. Par exemple, dans un groupe, il y a des artistes comme Teddy Thomas et d’autres qui voient le rugby autrement. Parfois, ils ne sont pas d’accord. C’est à moi de les faire jouer ensemble et de trouver les leviers de performance pour que le collectif soit performant, quelles que soient les conditions.

Comment vous êtes-vous construit comme entraîneur ?

Déjà, en ayant joué 10, j’avais l’habitude de prendre des décisions, d’être le leader. C’était devenu naturel. Ce poste te demande d’être ouvert aux autres et il t’apprend aussi à trancher. À un moment donné, après avoir discuté, il faut appliquer ce qui a été dit. Et assumer. Pour le reste, je lis beaucoup, je regarde ce qui se fait ailleurs… Je ne suis pas un produit fini. Dans ce métier, il faut s’adapter en permanence tout en restant assez strict sur ses principes.

Dans le fond, avez-vous changé depuis votre retraite sportive ? Au-delà du rugby…

J’espère que je suis le même homme. En tout cas, je suis la même personne à la maison qu’au club. Je n’ai pas besoin de mettre de masque. Je suis assez "facile à lire", je pense, et je suis assez constant dans ma façon d’être. Les gens savent ce que je pense d’eux. Si j’ai un problème avec toi, je te le dis ; si je n’en ai pas, je te le dis aussi ; si j’ai besoin de te piquer, je le fais. Je reste fidèle à ce que je suis, à mes idées.

Cette franchise semble être votre marque de fabrique, quitte à en froisser certains…

L’honnêteté, c’est le minimum à mes yeux. J’ai été entraîné par certaines personnes qui essayaient de cacher des choses. En tant qu’un ancien joueur, je comprends l’importance d’avoir une bonne relation avec le coach. J’ai connu de tout : il y en a qui ont eu une influence, qui en ont encore une, et d’autres qui ont été négatifs pour moi. Dans un monde idéal, oui, tu veux être aimé et respecté. Après, il arrive que certains joueurs ne t’aiment pas mais le plus important, à l’arrivée, est d’être respecté. C’est quelque chose sur lequel Scott Robertson est très fort : il est à la fois aimé et respecté (sourire).

Que pensez-vous du portrait qui peut être fait de vous, à l’extérieur ?

Certains observateurs, qui ne me connaissent pas, disent que je parle mal aux joueurs. Il faudrait faire un sondage au sein du club. Franchement. Je pense que la plupart des gars diraient que je leur parle bien. Je ne pense pas être quelqu’un de négatif. Disons que je suis précis, réaliste. Il le faut dans mon métier. Il y a des mecs comme Brice (Dulin) avec qui je suis souvent critique. Mais mon but est qu’il s’améliore constamment. Vous savez, s’il y a moins de cinq joueurs qui sont énervés contre toi, c’est que tu fais un super boulot. Ça veut dire qu’il y en a trente-cinq qui sont contents. On a tous besoin de se regarder dans la glace de temps en temps. Quoi qu’il en soit, le plus important, c’est le bien de l’équipe.

Votre tempérament peut en tout cas vous jouer des tours comme l’a montré votre suspension de dix semaines, qui prend fin ces jours-ci, après des propos jugés déplacés aux responsables du secteur arbitral français…

Je ne me suis pas aidé sur le coup (il grimace). J’étais très frustré, "provoqué". J’avais envoyé des images super fortes et mon langage a été, disons, super faible. J’avais transmis des extraits de match sans équivoque à propos de la sécurité de mes joueurs et je n’avais eu aucune réponse. Ce n’était pas de l’opinion, c’était des actes concrets. Ensuite, je ne sais pas pourquoi tout ce que j’ai dit de mal a été connu. A contrario, les images, elles, ne sont pas sorties. Ce n’était pas un tribunal ouvert, c’était une conversation privée. Les règles ne sont pas les mêmes pour tous, apparemment. À l’arrivée, j’ai pris une semaine de plus de suspension qu’un adversaire qui a attaqué un de mes meilleurs joueurs avec la tête.

Vous avez fait part d’un sentiment de culpabilité après votre suspension. Comment éviter que cela se reproduise ?

J’ai dit à ma femme que je ne pouvais pas laisser ces gens-là décider de mon humeur. J’ai fait un deal avec moi-même : il faut que je passe au-dessus de tout ça. Je dois apprendre à "prioriser" les choses. En tant que manager, il y a toujours du boulot à faire et je dois garder en permanence à l’esprit ce qui est le plus important pour l’équipe.

Revenons-en à votre management. Qu’attendez-vous de vos joueurs ?

Je n’aime pas les moutons dans une équipe. J’aime être challengé, que l’on me demande "Pourquoi on fait ça ?" ou que l’on me dise "on a une meilleure idée, coach". Quand j’étais joueur, j’aimais savoir pourquoi on faisait les choses. Si tu es un dictateur, ça ne peut pas marcher. Ma mission est de rendre les joueurs meilleurs, de les enrichir. C’est le but. Car ce sont eux qui jouent. Et c’est à eux de trouver les armes sur le terrain. À La Rochelle, on en a beaucoup. Pour le moment, elles sont dans le tiroir. J’espère qu’on les sortira bientôt (sourire).

On vous présente plus volontiers comme un tacticien que comme un formateur… Comment appréhendez-vous cette facette du métier ?

C’est un énorme privilège d’être entraîneur. Je trouve super intéressant de suivre la progression de chaque joueur. Chacun est différent, avec ses propres qualités, sa propre mentalité… Tu as besoin de beaucoup d’empathie, surtout avec cette génération. Il faut évoluer, rester jeune, être à l’écoute. C’est quelque chose que j’adore. La manière de raconter l’histoire, d’inspirer les jeunes n’est plus la même, aussi, qu’il y a 20 ans. Aujourd’hui, les images sont plus puissantes qu’une voix. À côté de ça, je reste convaincu que la réussite passe par un gros rendement de travail et une bonne hygiène de vie. Je suis passionné par tout ce qui touche à la préparation. Je ne conçois pas que l’on puisse gâcher un talent. Mon point fort, c’était mon cerveau. J’étais capable de penser deux, trois secondes avant les autres, de voir les possibilités. Mais en tant qu’athlète, j’étais très, très moyen. Après, le sujet ne se limite pas à ça.

Que voulez-vous dire ?

Ce n’est pas juste rugby, rugby, rugby. Il est tout aussi important, pour chacun, de progresser en tant qu’homme, de devenir une meilleure version de soi-même. On façonne des personnes qui doivent encore bien vivre cinquante ans après leur carrière.

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Les commentaires (1)
Mdchol Il y a 1 année Le 27/01/2023 à 11:14

Interview passionnante. Super mec conscient de ses qualités de ses faiblesses et des axes de progrès. Intéressant la partie sur la dernière suspension: messages privés ayant servis de support à sanctions et privés a priori des "illustrations" lors de l'instruction. Il a raison me semble-t-il de trouver cela particulier... C'est la procédure qui a rendu cela public et plutôt que d'ouvrir une discussion là encore privée, on sanctionne et on rend public sans le contenu du "dossier". Cherchez l'erreur...