Abonnés

Nikita Bekov (Blagnac) : « Mon oncle ukrainien prépare des cocktails Molotov dans sa cave »

  • Nikita Bekov : « Mon oncle ukrainien prépare des cocktails Molotov dans sa cave » Nikita Bekov : « Mon oncle ukrainien prépare des cocktails Molotov dans sa cave »
    Nikita Bekov : « Mon oncle ukrainien prépare des cocktails Molotov dans sa cave »
Publié le
Partager :

Le deuxième ligne de Blagnac Nikita Bekov est international russe, né d’un père russe et d’une mère ukrainienne. Littéralement déchiré par les évènements qui concernent ses deux pays, l’avant blagnacais de 26 ans et aux 4 sélections se dit « sous le choc » et tremble pour ses proches restés au pays.

Nikita Bekov n’en croit toujours pas ses yeux. L’international russe (4 sélections) est né en Ukraine, et joue au poste de deuxième ligne avec le club de Blagnac en Nationale cette année après être passé par Vincennes, Massy et Suresnes. Il vit un véritable cauchemar depuis que la Russie de Vladimir Poutine a attaqué l’Ukraine. Ses deux pays sont en guerre.

Le week-end dernier, le Blagnacais était dans le groupe russe qui devait affronter la Géorgie pour la troisième journée du Rugby Europe Championship, après deux défaites en Roumanie (34-25) et à domicile contre l’Espagne (34-41).

Les Russes s’étaient donné rendez-vous en Turquie pour préparer ce périlleux déplacement en Géorgie. Finalement, jeudi, ils ont appris que le match était annulé. La guerre a tout emporté. Nikita Bekov est donc rentré en France, à Paris plus exactement, pour passer un peu de temps auprès de sa mère et sa petite sœur avant de regagner Blagnac en début de semaine. Nous l’avons contacté samedi soir. Son témoignage est édifiant.

Vous êtes international russe, votre père est russe et votre mère ukrainienne. Comment vivez-vous la guerre qui frappe vos deux pays de cœur ?

Je suis très, très touché. Je n’arrive pas à croire ce que je vois en fait. Je ne pensais pas que l’on pouvait en arriver là. J’ai de la famille des deux côtés de la frontière et j’ai surtout très peur pour celle qui vit en Ukraine, du côté de ma mère. Je les ai au téléphone trois à quatre fois par jour. D’une manière générale, je le vis très mal. Je reçois néanmoins des tas de messages de soutien depuis trois jours, depuis que la guerre a commencé. C’est compliqué. C’est vraiment compliqué et je ne pense qu’à ça en ce moment. Le rugby, c’est loin…

Où sont vos parents ?

Ma mère est à Paris avec ma petite sœur, et mon père est en Russie. Il vit dans le sud du pays, pas loin de la frontière ukrainienne, à côté de Rostov. Ma famille ukrainienne, elle, vit dans la ville de Poltava. C’est à 300 kilomètres à l’est de Kiev. Donc du côté russe, et pas loin de la frontière.

Que vous racontent vos proches restés en Ukraine ?

Ma marraine est enfermée dans son appartement au nord de Kiev alors que les combats ne sont qu’à quelques kilomètres de chez elle. Mon cousin est avec ses grands-parents, ils sont enfermés dans une cave depuis deux jours parce que les sirènes n’arrêtent pas de retentir. Enfin, j’ai mon oncle qui est chez lui pour l’instant. Mais il fabrique des cocktails molotov dans sa cave, et se dit prêt à aller combattre si les troupes russes arrivent dans la ville. C’est inconcevable. C’est pour ça que je suis sous le choc depuis trois jours. Je n’arrive pas à comprendre comment on en est arrivé là. Ce sont des lieux où j’ai vécu. Pour moi, c’est comme si la guerre arrivait à Paris ou à Toulouse, en France quoi. Je suis choqué.

Quel a été votre parcours ?

Je suis arrivé en France à l’âge de 7 ans. Je suis né en Ukraine. Mon enfance, je l’ai passée entre l’Ukraine et la Russie, j’ai vécu dans les deux pays mais un peu plus en Ukraine. À l’époque, les deux peuples étaient très proches. Ils avaient les mêmes coutumes, habitudes et traditions. Du coup, il n’y avait pas de problème de frontière ou de conflit. Quand on vivait en Ukraine, c’était comme si on vivait en Russie, et vice-versa. Je suis arrivé en France avec ma mère. Depuis, je retourne chaque été voir ma famille en Ukraine ou en Russie pour garder le contact. Mais je vis en France depuis 18 ou 19 ans.

Comment faites-vous pour vous informer sur les évènements qui se passent là-bas ?

J’utilise les réseaux sociaux comme Twitter, Instagram et Telegram… La télévision aussi. J’échange beaucoup avec tous les amis russes et ukrainiens que j’ai en France. On s’échange des nouvelles de nos proches, on s’envoie des vidéos. On sent vraiment une solidarité énorme entre nous. Mais c’est difficile.

On imagine que votre mère doit être extrêmement inquiète. Avez-vous eu des nouvelles de votre père, qui vit en Russie ?

Oui, on a discuté. De son côté, pour l’instant, ça va. Mais il est très inquiet pour ce qui se passe en Ukraine.

Avait-il vu venir cette offensive, depuis la Russie ?

Personne ne l’a vue venir. Ni lui, ni moi, ni qui que ce soit en Russie ou en Ukraine. J’étais avec la sélection russe quand je l’ai appris. On devait jouer notre troisième match du Rugby Europe Championship contre la Géorgie. On était rassemblés en Turquie pour se préparer, puis on nous a annoncé jeudi que le match était annulé. Je suis rentré hier, vendredi, avec le deuxième joueur qui évolue en France (le Suresnois Artemy Gallo N.D.L.R.) Alors qu’on était en pleine préparation de match, on a vu la tension monter, monter, monter… Il y a eu les premiers conflits. Puis la guerre. Là, on s’est dit que ce n’était pas une bonne idée d’aller jouer en Géorgie. D’autant que c’est toujours un derby… Déjà que je me préparais à un week-end sympathique… Au final, je pense que la meilleure solution a été prise. Parce que franchement, je craignais pour notre sécurité en Géorgie.

Déjà qu’en temps normal, la rivalité est énorme…

Exactement. Dans la semaine qui a précédé le match, la fédération géorgienne a d’ailleurs posté sur les réseaux sociaux l’annonce du match mais…en ukrainien. C’était clairement de la provoc’. On s’est dit qu’on allait passer un sale quart d’heure.

En dehors de ce conflit, et en tant qu’international russe, vous sentez-vous victime des agissements d’un homme, Vladimir Poutine ?

Clairement. Il faut bien se dire que les Russes ne sont pas tous d’accord avec Poutine. On se fait pénaliser, on paie les pots cassés et c’est totalement injuste. Nous, on ne prend pas les décisions. On subit tout ça. C’est injuste. Après je peux comprendre que certains pensent à la radiation de la Russie de toutes les compétitions sportives. Mais encore une fois, on ne doit pas faire d’amalgames entre le pouvoir russe et le peuple russe ou les sportifs.

En avez-vous parlé avec les autres internationaux russes ?

Honnêtement, on ne parle pas de politique. Personnellement, je sais que mes amis proches en sélection pensent comme moi, mais je ne connais pas l’avis de tout le monde. J’ai le sentiment que c’est une guerre que tout le monde veut éviter.

On se doute de votre réponse, mais que pensez-vous de la décision de Vladimir Poutine ?

Comme vous le dites, vous avez la réponse. C’est totalement inadmissible. J’aurais pu comprendre ses craintes par rapport au fait que l’intégration de l’Ukraine à l’Otan puisse créer un déséquilibre, mais là il est allé beaucoup trop loin. Attaquer un pays entier, un peuple, des gens qui n’ont rien demandé… Je ne peux pas le comprendre. Je vous le répète, je suis encore sous le choc.

Quelles nationalités avez-vous ?

Je n’ai pas la nationalité russe. Je joue pour la Russie par le fait que mon père est russe. En revanche, j’ai la double nationalité ukrainienne et française.

L’armée ukrainienne peut donc vous appeler à tout moment ?

Oui. Les choses sont claires, aujourd’hui si je me rends en Ukraine je ne pourrai plus en sortir du pays.

L’idée de vous rendre là-bas pour aider est-elle venue à l’esprit ?

Oui. Mais pour l’instant, j’essaye déjà de comprendre ce qui se passe, que la situation va s’arranger rapidement et que les combats vont s’arrêter le plus vite possible. En tout cas, je vois qu’il y a de plus en plus de mes amis ukrainiens qui prennent les armes pour aller défendre leur terre.

Avez-vous songé à prendre les armes ?

J’y ai pensé, oui. Mais je n’ai pas envie de me battre contre l’un de mes deux pays. C’est ça qui est compliqué : d’un côté, j’ai envie que les combats cessent, mais d’un autre côté je ne peux pas combattre contre la Russie. Cela n’aurait pas de sens. Encore une fois, j’ai vraiment été éduqué par une forme d’équilibre entre les deux pays.

Géographiquement ou culturellement ?

À l’époque, c’était pareil. C’était une seule et même éducation. On vivait de la même façon en Ukraine qu’en Russie. C’est après notre départ que les deux pays ont divergé. Mais physiquement, j’ai vécu dans les deux pays. Juste un peu plus longtemps en Ukraine.

Comment les deux pays ont-ils divergé ?

Les intérêts de l’Ukraine et de la Russie ont commencé à diverger quand nous avons quitté le pays. En gros, l’Ukraine voulait se rapprocher de l’Europe grâce à sa néo-indépendance acquise après la chute de l’URSS en 1991. Avant cela, elle n’a jamais été indépendante. La Russie voyait ce rapprochement d’un très mauvais œil. La première révolution a eu lieu en 2004, après l’élection du président prorusse Viktor Ianoukovytch. Il y a eu des manifestations énormes, le scrutin a été annulé, et un président proeuropéen, Viktor Iouchtchenko a été élu. Puis Ianoukovytch est revenu au scrutin suivant et en 2014 on a eu la révolution du Maidan, qui est la place principale de la capitale Kiev. Le président devait signer des accords avec l’Europe, pour faire un premier pas vers son intégration. Mais deux jours avant, Vladimir Poutine a demandé à le voir. Résultat, il a fait marche arrière, et refusé de signer. Des combats ont éclaté. C’est là où le conflit a vraiment commencé.

Avez-vous un message à faire passer ?

Je veux que les gens prennent conscience de ce qu’il se passe en ce moment. Du fait que c’est extrêmement grave. Du fait que c’est arrivé à l’Ukraine mais que demain, cela peut arriver à n’importe quel pays. Je n’ai pas forcément de message à faire passer, je veux juste dire non à ces atrocités et à la guerre. Et encore une fois, il ne faut pas mélanger sport et politique. L’un n’a rien à faire dans l’autre, et vice versa. Les sportifs ne doivent pas subir les conséquences des choix des politiques.

On pense notamment à cette rivalité avec la Géorgie, qui peut parfois paraître exagérée…

Quand les Géorgiens jouent la Russie, et même s’ils sont sûrs de mettre quarante points, ils mettent la grosse équipe parce qu’ils disent qu’il préfèrent mourir que de perdre contre la Russie. C’est vraiment un derby, et cela été accru à cause de la guerre en 2008.

En tant que sportif russe, vous avez donc l’impression que l’on vous reproche des choses dont vous n’êtes pas responsables ?

C’est exactement le sentiment que j’ai eu cette semaine, en préparant la rencontre face à la Géorgie. Je savais qu’ils voulaient nous « crever » alors que nous, on était juste là pour disputer un match de rugby. Je n’ai encore jamais eu l’occasion de les affronter. En 2020, notre match avait été annulé la veille à cause du Covid, et cette fois c’est à cause de la guerre. Mais nous, on ne demande rien à personne. J’imagine qu’une fois que tu te retrouves sur le terrain et que tes adversaires ont une telle hostilité envers toi, tu te mets dans le même état d’esprit. Vu de l’extérieur en tout cas, je ne ressentais pas la même haine envers les Géorgiens qui évoluent dans notre groupe.

Comment avez-vous commencé le rugby ?

En région parisienne, à Vincennes un petit club de Fédérale 3 quand j’avais 7 ans. Je suis aujourd’hui à Blagnac mais c’est vraiment la première fois que je joue pour un club situé en dehors de Paris. Je suis allé à Massy en cadets, où je suis resté jusqu’en Espoirs. Ensuite, j’ai fait un an à Suresnes en Fédérale 1, avant de retourner à Massy un an. Et maintenant Blagnac, en Nationale.

On imagine parfaitement que le rugby est le dernier de vos soucis à l’heure actuelle…

Clairement, oui. Il nous restait deux matchs à jouer avec la sélection russe (réception des Pays-Bas et déplacement au Portugal, N.D.L.R.), mais je pense qu’on ne les jouera pas. Je ne sais pas de quoi est fait l’avenir de la sélection russe de rugby, ni quand on rejouera. Quand j’ai quitté mes potes russes jeudi, j’ai eu une sorte de sentiment : je me suis dit que je ne les reverrai pas avant un bon moment. Pour l’instant je suis à Paris auprès de ma mère mais la semaine prochaine je vais retourner à Blagnac. Je vais essayer de reprendre la vie normalement. J’espère que ce sera le cas. Mais là, ce n’est pas encore possible.

Vous êtes hors-jeu !

Cet article est réservé aux abonnés.

Profitez de notre offre pour lire la suite.

Abonnement SANS ENGAGEMENT à partir de

0,99€ le premier mois

Je m'abonne
Voir les commentaires
Réagir
Vous avez droit à 3 commentaires par jour. Pour contribuer en illimité, abonnez vous. S'abonner

Souhaitez-vous recevoir une notification lors de la réponse d’un(e) internaute à votre commentaire ?