Abonnés

Gourdon : « Plein de choses me dérangent dans le rugby »

Par Romain ASSELIN
  • "Plein de choses me dérangent dans le rugby"
    "Plein de choses me dérangent dans le rugby"
Publié le Mis à jour
Partager :

A tout juste 31 ans, Kévin Gourdon, troisième ligne de La Rochelle, 198 matchs au compteur et bientôt dix saisons sous le maillot maritime, il évoque sans filtre son rapport quelque peu détaché au rugby. En attendant de changer radicalement d’univers, il savoure, animé par la soif de soulever un premier trophée.

Vous allez bientôt disputer votre 200e match avec le Stade rochelais. Que cela représente-t-il pour vous ?

C’est incroyable. Quand j’ai commencé le rugby, je n’aurais jamais cru jouer autant et, même, dans un seul club. C’est venu en montant petit à petit les marches. Et je me suis dit récemment : "J’aurai bientôt fait deux cents matchs avec le corps de Thierry Lévêque, notre kiné." C’est compliqué de jouer au rugby quand tu as le corps de "Paf" (le surnom de Lévêque, N.D.L.R.), faut dire ce qui est ! Avec mon gabarit, je ne partais avec aucun point d’avance. Je suis donc très fier par rapport à ça, vraiment. C’est important quand même, deux cents matchs !

Vous vous dites fragile, mais vous n’avez pas connu de grave blessure dans votre carrière…

On va toucher du bois, je n’aime pas quand vous dites des choses comme ça (sourire). Mais j’ai plein de petits trucs. Les kinés font un boulot remarquable, c’est aussi grâce à eux. Je leur donne de plus en plus de boulot. Lylian Barthuel (kiné du Stade rochelais) m’a permis de jouer énormément de matchs que je n’aurais pas dû disputer. Je passe beaucoup de temps avec eux. Peut-être un peu trop. Je dis souvent que quand Lylian arrêtera, j’arrêterai avec lui. J’ai trop besoin de lui pour pouvoir bien travailler. Il ne faudrait pas qu’il arrête trop tôt, quand même.

À quand remonte votre découverte du rugby ?

J’étais très jeune, 4-5 ans. C’était à La Voulte. Il y a deux versions. La première, c’est qu’il n’y avait plus de place au foot. La seconde, c’est que mon grand-père m’avait donné un ballon de rugby et j’avais bien accroché.

À quel moment avez-vous pensé en faire un métier ?

À Clermont, où j’ai passé quatre ans avec les espoirs. C’est là que tu perçois ton potentiel. Si tu es honnête avec toi-même, tu sais si tu peux jouer au-dessus et essayer de faire une carrière. Ou si ça ne va pas marcher. J’ai commencé à avoir la démarche de chercher un club pour jouer.

Clermont, où vous avez décroché trois titres de champion de France avec les espoirs ! Une carrière qui commence fort…

Ça marchait très bien. Après, entre le niveau espoirs et le niveau pro, il y a quand même un monde d’écart. Surtout maintenant. L’ASM ne me conservait pas mais je me sentais capable de jouer au-dessus, d’être performant.

Vous considérez-vous désormais comme l’homme d’un seul club ?

Pour l’instant, oui ! J’ai signé mon premier contrat professionnel en arrivant à La Rochelle, en 2012. Ça se compte à partir de là. Quand j’irai au bout de mon contrat, en 2022, j’aurai fait dix ans ici. C’est beau, quand même, dix ans dans un club ! La "Saze" (Romain Sazy) l’a fait avec La Rochelle mais il avait déjà joué ailleurs, avant, en pro, à Montauban.

2022 et après ?

Je ne sais pas. M’arrêter ? On verra (sourire). Je vais déjà aller au bout de 2022.

Vous aviez évoqué, il y a bientôt deux ans, votre "ras-le-bol du rugby". Des propos qui avaient eu un certain écho…

Beaucoup de personnes pensaient que je faisais une dépression et ne comprenaient pas forcément ce qu’il y avait derrière. C’était juste une lassitude de mon travail. J’étais nul parce que je n’avais plus de convictions. Le rugby, ça reste un travail. J’ai réussi à passer cette phase-là. Elle est passée comme elle est venue, bizarrement.

Et la passion, dans tout ça ?

Au début, c’est vraiment une passion. Après, ça devient un travail. Avec l’âge, on a des responsabilités, plein de choses derrière. Beaucoup de gens ne voient que l’aspect positif : le salaire, la notoriété… On vit de notre passion mais ils ne se rendent absolument pas compte de tout ce qu’il y a derrière. Notamment vis-à-vis de nos familles. Ma femme fait un boulot de dingue qui me permet d’être performant dans mon travail.

Et ?

Ça, personne ne le voit. C’est dommage. Je vois des trucs, je lis des trucs, j’entends des trucs… (il grimace) Ça ne me fait même pas de peine, les gens ne savent pas de quoi ils parlent. Il ne faut pas croire que tout est beau dans notre monde. Nos corps sont usés. Plein de choses qui me dérangent dans le rugby.

Est-ce depuis que vous êtes père de famille, que vous ressentez ça ?

Quand tu es jeune, tu ne veux que jouer. Tu ne fais pas attention à ce qu’il y a autour. Tout se passe bien, t’es en pleine bourre, t’as pas mal partout quand tu te lèves le matin. Aujourd’hui, j’ai une femme et deux enfants de 4 ans et demi et presque un an. La vie de famille est impactée par mon travail. Je ne suis pas là le week-end, par exemple. Il n’y a pas vraiment de jour off, les vacances sont prédéfinies. C’est tout un système. Ça fait des années que je suis dedans donc je sais m’adapter, mais ce n’est pas facile tous les jours. Surtout pour ma femme. Elle est extraordinaire, je ne sais pas comment elle fait. Les rôles seraient inversés, je ne pense pas être capable de faire tout ce qu’elle fait.

À chaque profession son lot de contraintes…

Bien sûr. Après, il faut regarder si les avantages sont plus forts. À l’heure actuelle, oui. Je vis des moments extraordinaires grâce à ce sport. J’ai rencontré énormément de personnes, j’ai vécu énormément d’émotions fortes. Il ne faut pas cracher dessus.

Vous ne cachez pas cultiver une certaine forme de détachement avec le rugby. Par exemple, le fait de ne pas regarder les matchs de vos adversaires...

Je ne regarde même plus la télé depuis longtemps. Je n’ai pas spécialement le temps. Avec deux enfants, on s’occupe très vite. Je regarde du rugby quand on est en déplacement mais si je suis chez moi, ça veut dire que je ne joue pas donc je préfère faire autre chose.

Ça détonne dans le milieu, non ?

Non, plein d’autres joueurs le font. Pas tous, bien sûr : certains regardent tous les matchs. Je ne dirai pas qui (rires). Mais, un exemple : j’adore les fraises. Si je mange trois kilos de fraises, je vais avoir mal au bide. Il faut un juste milieu à tout. Sinon, tu fais du rugby tous les jours… Le repos, c’est fait pour passer du temps en famille.

Est-ce aussi pour cela que vous avez coupé avec les réseaux sociaux ?

Ça ne m’a jamais vraiment plu. J’aime bien lire les informations mais je ne suis pas vraiment de sportifs sur les réseaux, à part deux ou trois amis. Je ne prends pas le temps de le faire, ce n’est pas mon délire.

Regardez-vous quand même l’équipe de France ?

Ah oui, bien sûr ! C’est l’équipe nationale, oh ! C’est la fierté, le pays. C’est admirable ce qu’ils font depuis quelque temps. Ils se sont fixé un cap. Ils ont continué jusqu’à ce que ça fonctionne.

Sans la moindre rancœur de ne plus en être, vous qui aviez été élu meilleur international français de la saison 2016-2017 ?

Non. J’ai réussi à le faire en 2016. C’était génial, même si on ne gagnait pas. Pour moi, c’était un accomplissement personnel de pouvoir jouer au plus haut niveau. J’essaie d’être le meilleur possible, pour essayer d’y retourner un jour. Si ça ne fonctionne pas, soit je n’aurais pas fait assez, soit ça devait être comme ça. Il n’y a pas de ressentiment à avoir.

Y avez-vous pensé, en début de saison, quand vos performances étaient saluées par les observateurs ?

Je n’avais pas d’écho par rapport aux Bleus. Rien, vraiment rien. Donc, bon… Je savais que ça allait être très compliqué.

Comment jugez-vous votre début de la saison ?

(Il hésite) Mes performances sont plutôt bonnes. Après…

…êtes-vous du genre dur avec vous-même ?

Je sais ce que je suis capable de faire et j’essaie d’évoluer dans mon rugby. Je ne deviendrai jamais un plaqueur-gratteur en troisième ligne, je me suis fait à l’idée. J’essaie de jouer comme je sais le faire. Et, lorsque cela ne fonctionne pas, il faut que je parvienne à ajouter d’autres cordes à mon arc.

Par le passé, on vous a parfois aperçu au centre ou en talonneur, pour lancer en touche…

(Il coupe, enjoué) J’ai joué un peu partout et ça, j’en suis très content ! J’ai aussi joué à l’aile. Patrice Collazo (son manager de 2012 à 2018) aurait pu me mettre n’importe où, j’aurais été content. J’adore faire quelque chose d’autre, de nouveau. C’est marrant. Quand j’ai dû faire des lancers en touche, j’ai pu chambrer "Bourga" (Pierre Bourgarit) sur les lancers réussis. C’est assez drôle.

En début de saison, après la réception de Toulon, Sazy vous avait chambré pour une "fusée" incontrôlable en touche.

(rires) J’étais bien, mais mauvais timing. (Il mime le geste et secoue la tête) Il faut que je travaille… Mon rêve, ça a toujours été de jouer 9. J’y ai joué une fois, dix minutes, après un carton jaune. On a fait que du pick and go ! (rires) Je pense que je me surestime par rapport à ça, mais ça me plairait. C’est un délire depuis toujours. Je me dis tout le temps que j’aimerais jouer 9.

On vous prend au mot. Chiche !

Si un jour ça se représente, je le ferai, hein ! On ne sait jamais comment ça peut se passer, dans le rugby. S’il y a 12 000 blessés… Vous ne savez pas. J’aurai des soucis de dos à la fin du match mais ce n’est pas grave.

Vous parliez de Patrice Collazo, pierre angulaire de votre évolution…

Il m’a mis je ne sais combien de coups de pied au cul pour me faire progresser. Chose qu’il a réussie. Si on regarde dans le rétro, on peut dire que tout ce qui a été mis en place a bien fonctionné. Après, ça aurait été sympa de finir son aventure et la nôtre sur un titre, avec pas mal de joueurs qu’il avait fait venir et rêver. Le destin en a voulu autrement, c’est comme ça.

Sur ces bientôt deux cents matchs disputés, un souvenir particulier au-dessus de la mêlée ?

La finale d’accession au Top 14, en 2014. Elle était ultra-importante, c’était un moment énorme pour le club. Je me rappellerai toujours quand Benjamin Ferrou voulait me montrer les images de la fête sur le port quand eux sont montés, en 2010. Je lui avais dit : "Non, ne me montre pas. Je veux le vivre et le voir par moi-même." Je m’en rappellerai toute ma vie. Et j’aimerais le revivre avec quelque chose de "mieux" encore.

Un Brennus, par exemple ?

Je serai quand même très déçu de ne rien gagner de toute ma carrière. C’est joli d’avoir deux cents matchs, marquer beaucoup d’essais, être premier mais si à la fin je ne gagne jamais rien, ça me laissera un goût amer dans la bouche.

Le moment que vous avez le plus exécré parmi ces deux cents matchs ?

Normalement, je devrais avoir un match qui me vient à l’esprit directement. En l’occurrence, non. Franchement… Si, allez, la demi-finale de Top 14 contre Toulon…

Ce drop-goal cruel d’Anthony Belleau, à la dernière seconde…

Celui-là, j’ai bien pleuré. L’autre défaite en demie contre Toulouse, aussi, j’ai pleuré. Toutes les défaites aux portes de quelque chose, ça reste douloureux. C’est une occasion de moins d’aller chercher un titre. Au fil des années, la fin se rapproche…

Quelle reconversion, justement ?

J’y réfléchis beaucoup. Depuis des années. C’est compliqué de trouver quelque chose qui plaise.

En dehors du rugby ?

Oui ! D’ailleurs, si certains voulaient me proposer un poste d’entraîneur, vous pouvez oublier les gars. Le rugby aura été un très beau chapitre dans ma vie, mais il ne faut pas abuser non plus. Pendant dix ans, il aura dicté ma vie de famille. Ma femme connaît très bien mon rapport au rugby. Elle n’aura pas la surprise de me voir changer d’avis.

Vous lui avez couché par écrit ?

Ne t’inquiète pas, chérie : une fois que ça sera fini, on pourra avoir des week-ends tous ensemble à la maison (rires). On ira voir ailleurs. C’est bien de voir autre chose. Quand je n’allais pas très bien, j’ai fait un CAP maçonnerie qui m’a énormément plu. Mais je ne vais pas me foutre un métier tellement dur après un métier tellement dur. Il faut que je trouve ma voie. Honnêtement, je n’ai aucune piste. Mais il ne faut pas crier avant d’avoir mal. Je trouverai.

Serez-vous alors un téléspectateur plus assidu ?

Je ne pense pas ! Je regarderai toujours l’équipe de France. Je suivrai toujours La Rochelle, je pense. Mais pas plus demain qu’aujourd’hui. J’ai 31 ans, un tiers de ma vie passé dans un univers particulier qui demande énormément de temps et d’énergie. Une fois que quelque chose se finit, pourquoi en rajouter ?

Vous êtes hors-jeu !

Cet article est réservé aux abonnés.

Profitez de notre offre pour lire la suite.

Abonnement SANS ENGAGEMENT à partir de

0,99€ le premier mois

Je m'abonne
Voir les commentaires
Réagir
Vous avez droit à 3 commentaires par jour. Pour contribuer en illimité, abonnez vous. S'abonner

Souhaitez-vous recevoir une notification lors de la réponse d’un(e) internaute à votre commentaire ?