Un jour, une histoire : Bertranne, un record pour l’éternité

  • Roland Bertranne
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UN JOUR, UNE HISTOIRE - Roland Bertranne a honoré 46 sélections consécutives en équipe de France entre 1973 et 1979. Aujourd'hui, le record tient toujours et ne semble pas près d’être battu, malgré la multiplication des tests internationaux.

Osons donc l’écrire. Roland Bertranne est peut-être le détenteur d’un record de France qui ne sera jamais battu. Entre octobre 1973 et mars 1979, pendant six ans, le trois-quarts centre de Bagnères-de-Bigorre n’a pas manqué un seul match du XV de France, soit 46 capes consécutives dont le fameux grand chelem de 1977 aux côtés de François Sangalli. Depuis trente-cinq ans, personne n’a fait mieux, même avec des saisons modernes qui vont jusqu’à quinze matchs par an pour les années de Coupe du monde. Évidemment en 1979, sur le coup, la performance était passée plutôt inaperçue, on s’était plutôt focalisé deux ans plus tard sur le record total de sélections, 69, que Roland Bertranne a ravi à Benoît Dauga et qu’il a gardé jusqu’à ce que Philippe Sella s’en empare en 1990. Avec le temps, le 69 a forcément perdu de sa saveur, mais le 46 a pris de plus en plus de valeur. À chaque génération, on se demande qui pourrait venir le titiller. Même Sella, Blanco, Pelous ou Ibanez n’y sont pas parvenus. Entre 2012 et 2014, on a cru que Wesley Fofana pourrait peut-être le menacer… Il avait l’air si vigoureux et si intouchable à son poste. Mais le trois-quarts centre de Clermont s’est arrêté à 24 sélections de rang lors du dernier Tournoi à cause d’une côte douloureuse. "Cela m’aurait fait plaisir que ce soit lui qui le batte, j’aime beaucoup ce joueur."

Maestri dans les clous, mais loin derrière

Le deuxième ligne du Stade Français, Yoann Maestri présentait aussi un bon profil de candidat. Il était un protégé de Philippe Saint-André mais il s'est arrêté à 39 entre 2012 et 2015. Son coach estima qu'il devait souffler pour l'ouverture de la Coupe du Monde. À 65 ans, Roland Bertranne est aujourd’hui retraité après une carrière à la Direction départementale de l’équipement (il y était déjà au moment du grand chelem) et s’occupe encore du magasin de sport familial à Bagnères-de-Bigorre.

Il ne vit pas obsédé par ses souvenirs, mais il n’ignore pas la statistique magnifique qui lui colle à la peau. Il n’en fait pas un fromage non plus : "J’ai pris beaucoup de plaisir sur le terrain. Mais je ne vis pas sur des souvenirs mais je le reconnais, ce record est forcément extraordinaire puisque personne ne l’a battu. Il est en plus très paradoxal puisqu’à mon époque, on jouait beaucoup moins de tests. On faisait le Tournoi à 5 Nations et, certaines années, seulement deux matchs de tournées… En fait, je ne vois pas d’explications précises. Peut-être que, de nos jours, la concurrence est plus forte et que les joueurs tournent plus…".

On évoque avec lui le rugby de son époque, soi-disant moins exigeant et moins traumatisant. "Moins de blessures ? Mais à mon souvenir, j’ai quand même eu ma dose, je me suis fait les deux genoux, une épaule, un peu tout quoi… J’ai sans doute eu la chance de guérir vite et de retrouver mes sensations."

"A notre époque, il n’y avait pas de médecins qui nous arrêtaient pour un simple bobo. Je me souviens avoir joué avec une double entorse de la cheville, avec un bandage hyperserré et une dose énorme de Dolpic."

Réfléchir au cas Bertranne, c’est faire un effort de mémoire et se replacer dans le contexte des années 1970. Les matchs étaient parfois très engagés, mais moins intenses, les calendriers moins chargés, l’intersaison pouvait être très longue (d’avril à septembre dans certains cas si le club ne se qualifiait pas en championnat). Peut-être, en effet, que, statistiquement, les joueurs étaient moins exposés aux pépins physiques. Équipier de Bertranne dans l’équipe du grand chelem de 1977, Jean-Pierre Bastiat explique : "Je crois, surtout, qu’à notre époque, il n’y avait pas de médecins qui nous arrêtaient pour un simple bobo. Je me souviens avoir joué avec une double entorse de la cheville, avec un bandage hyperserré et une dose énorme de Dolpic. On parle maintenant de forfait pour écrasement musculaire. À mon époque, on disait simplement un "bleu" et on jouait avec ça. Durant notre grand chelem, avant la dernière levée en Irlande, j‘ai vu Alain Paco souffrir d’une crise d’appendicite qu’on lui a fait passer. Il a joué pour se faire opérer une semaine après. Et, justement, vous me parlez de Roland Bertranne, je l’ai vu la veille d’un match international, le dos totalement bloqué, à quatre-vingt-dix degrés. Et il a finalement joué. De nos jours, il y aurait un toubib qui le ferait déclarer forfait."

Voilà une partie de l’explication de l’énigme. Roland Bertranne a forcément bénéficié de cette acceptation tacite de jouer avec sa santé. Mais il faut la combiner avec un autre phénomène. Les sélectionneurs des années 1970 (Piqué, Desclaux) se posaient moins de questions. Chaque match se suffisait à lui-même, on y mettait ceux que l’on jugeait les meilleurs (en tenant compte des oukases fédéraux). Leurs successeurs se sentent obligés d’économiser leurs talents quand il faut affronter la Namibie, le Canada ou le Tonga, phénomène particulièrement frappant durant les phases de poule des Coupes du monde. Voilà où se sont brisées des séries modernes qui auraient pu crever le plafond des "46". Elles ont été sacrifiées sur l’autel de la "gestion" à moyen terme des équipes nationales.

Pas fait pour l'entraînement

Et si la principale explication de ces 46 rendez-vous honorés, c’était tout simplement Roland Bertranne lui-même, son talent et son impact physique, inhabituel pour l’époque ? " Un joueur très très doué mais, c’est vrai, pas reconnu à sa juste valeur. Déjà parce qu’il était extrêmement modeste", estime Jacques Verdier, directeur délégué de Midi Olympique. Il avait presque le même profil technique que Jo Maso et de Jean Trillo. Il y ajoutait la dimension physique et la robustesse." Jean-Pierre Bastiat poursuit : "Il préfigurait Philippe Sella. Il était très gaillard. Avant les matchs, il s’amusait à faire des mêlées contre Gérard Cholley. Il était tellement fort du dos et des reins qu’il lui tenait tête. Son plaquage était meurtrier et, sur quarante mètres, il grillait tout le monde. Il se préparait bien en plus, même s’il voulait faire croire le contraire. Mais c’est vrai qu’il était discret dans l’approche des matchs avant de se transformer en lion sur le terrain."

"J’aimais le contact, le plaquage ne me faisait pas peur. Et puis, j’ai eu la chance d’être formé à Bagnères-de-Bigorre par Jean Gachassin."

On dit parfois que les statistiques ne veulent rien dire. Espérons que celle-ci au moins, fera exception à la règle. La série des 46 capes est faite pour nous rappeler combien Roland Bertranne était un phénomène : "Oui, j’aimais le contact, le plaquage ne me faisait pas peur. Et puis, j’ai eu la chance d’être formé à Bagnères-de-Bigorre par Jean Gachassin. Quand je suis arrivé, il a vu mes moyens physiques et il m’a tout de suite averti : "Attention petit, le rugby ce n’est pas que ça !" et nous avons beaucoup travaillé la technique ensemble"

Si Roland Bertranne n’a pas laissé l’empreinte que son talent méritait, c’est aussi parce qu’après sa carrière, il ne s’est pas lancé dans une carrière d’entraîneur : "Je ne savais pas le faire. Je n’étais pas fait pour transmettre. Même joueur, je n’étais pas un fou d’entraînement", concède-t-il, à l’apogée de sa modestie.

Son parcours mériterait pourtant bien des récits, les deux finales qu’il a jouées avec Bagnères-de-Bigorre (1979 et 1981), une ville de 7 000 habitants "où nous étions cinq internationaux formés sur place. J’y suis resté fidèle toute ma carrière même si j’ai fait une saison à Toulon juste après mon mariage. Mon épouse voulait changer d’air, pour sortir de l’emprise des parents. Mais je suis revenu l’année d’après."

Le plus extraordinaire restera sans doute l’épilogue de son énorme parcours. Il aurait très bien pu pousser plus loin son record de 69 sélections : "J’aurais pu faire une saison de plus et jouer le Tournoi 1982, mais j’ai préféré faire le Paris Dakar avec Georges Debussy sur un Proto Mercedès. Nous avons terminé sixièmes, sans assistance, avec juste un camion qui nous portait un train de pneu et un carton d’huile. Durant ma carrière, j’aimais conduire un peu vite, je faisais déjà des courses de côtes." Renoncer à faire exploser un record pour faire une course de bagnoles, à tout juste 32 ans. Voilà une autre péripétie que Roland Bertranne sera le dernier à vivre. Mais si l’on détaille soigneusement cette fameuse série des 46 capes, on note bien qu’elle s’arrête au printemps 1979. Et oui, Rolland Bertranne a manqué l’inoubliable exploit d’Auckland, le 14 juillet 1979. Un crève-cœur sans doute. Aujourd’hui, il préfère en sourire : "Et oui, pour cette tournée, justement, j’étais blessé !".

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