Un jour une histoire : 1969, la farce des damiers poids plume

  • Jean Trillo intercepte le ballon pour l'essai du titre
    Jean Trillo intercepte le ballon pour l'essai du titre
  • Bègles fête son titre en 1969, le coach Jacky Jameau perché sur le bouclier de Brennus
    Bègles fête son titre en 1969, le coach Jacky Jameau perché sur le bouclier de Brennus
Publié le Mis à jour
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Il y a 51 ans, Bègles réussissait le casse du siècle en s'emparant du Brennus avec un pack d'une rare légèreté. Le goût du sacrifice fit passer cette équipe d'étudiants à la postérité.

Ce titre ne fut pas le fruit d’une domination sans partage. C’est le moins qu’on puisse dire. En mai 1969, le CA Béglais s’est retrouvé couronné contre toute attente : "Bègles, champion de l’insolite" avait titré Midi Olympique visiblement décontenancé, au point de convoquer une citation de Walter Scott: "Il vaut mieux parfois grappiller dans les vignes des autres que de vendanger dans les siennes." Le CAB avait gagné ses trois derniers matchs contre le cours du jeu, face à des ténors bien mieux armés. Le Narbonne des frères Spanghero, Dax et Toulouse en finale s’étaient cassé les dents face à cette curieuse équipe, munie d’un pack de grillons et d‘un maillot à damiers.

Une deuxième ligne si frêle

Trois fois, on avait évoqué la chance. Trois fois on avait souligné leur bérézina en touche et leurs souffrances en mêlées. Ces Béglais passaient pour des universitaires décontractés qui faisaient ce qu’ils pouvaient, au petit bonheur la chance. Ils s’étaient qualifiés in extremis parmi les meilleurs cinquièmes en relançant tout à Carmaux et certains avaient eu l’idée saugrenue de ne plus se raser avant de quitter la phase finale. Ils finiraient avec des visages de poètes bohèmes. Le point d’orgue de cette aventure fut l’interception, meurtrière évidemment, de Jean Trillo en finale, le talent le plus éclatant de cette escouade (13 capes à ce moment-là).

Jean Trillo intercepte le ballon pour l'essai du titre
Jean Trillo intercepte le ballon pour l'essai du titre

"Le Stade sort ses atouts trop tard devant Bègles qui brouille les cartes" titra aussi Midi Olympique. C’est vrai, ces Bordelais se nourrissaient souvent des fautes adverses, faute de mieux. "Notre pack était léger, alors on plaquait, on s‘accrochait, reconnaît le flanker Michel Boucherie, qui avait fait une première année de médecine. Mais attention, derrière nous étions très forts !" On ne le conteste pas. Mais face aux grosses écuries, cette cavalerie était souvent privée de ballons. Elle se contentait de rapines. À la fin des années 60, on appelait ça une "équipe de contre". Jean Trillo confirme : "Derrière, on faisait ce qu’on pouvait. On subissait souvent avec ce pack si léger qui n’était pas supposé nous amener au bout. Je me souviens de ce parcours comme l’expression d’une vraie solidarité d’un groupe qui avait la volonté de se créer des valeurs et qui s’est retrouvé champion, un peu par hasard." De ce pack de martyrs sortiraient quand même deux autres internationaux, furtifs, le talonneur Christian Swieczinski, dit "Tarzan" (deux capes) et le troisième ligne et capitaine Daniel Dubois, vrai athlète sauteur (une cape).

Les témoins de cette épopée surréaliste parlent tous de la même vision qui sentait le canular : cette deuxième ligne Traissac-Chagnaud. L’un étudiait la médecine, l’autre la géologie. Ils semblaient si frêles qu’on avait peur pour eux quand on les voyait sortir du tunnel pour se frotter aux mastodontes qui les attendaient. Certains se souviennent encore de ce numéro 8 moustachu, flottant déchiré, le front ceint d’un énorme bandeau, Georges Lafourcade, 1m82, 87 kg. Se remémorer sa façon de s’agiter comme un bourdon emmailloté sur tous les points chauds, c’est se rendre compte avec recul combien le rugby a changé.

Avec un sens aigu de la besogne et du sacrifice, on pouvait tirer son épingle du jeu jusqu’à poser ses pattes sur le bou- clier de Brennus. Ce Lafourcade n’avait rien d’un casse-brique à la Picamoles ou d’un maestro à la Parisse. Mais dans ce rugby brouillon, il était comme un poisson dans l’eau, à force de courage. Les règles, l’arbitrage, l’environnement le permettaient. Les images rendent justice à un autre impeccable soldat, l’arrière Jacky Crampagne (une cape), imperturbable sous les chandelles, roi des arrêts de volée, auteur d’un drop de 48 mètres. Il avait tout pigé au scénario de ce match haché, l’heure n’était pas aux relances de folie pour les Béglais.

Des teignes et des sangsues

Jean Trillo avait fait basculer la finale sur sa classe naturelle. Les Toulousains en étaient restés médusés. Ils étaient les plus forts, ils avaient confisqué le ballon. Mais Villepreux, bombardé ouvreur, avait inexplicablement sombré dans la facilité du jeu au pied et M. Austruy avait refusé un essai sur un en-avant litigieux. Michel Boucherie reconnaît, beau joueur : "Pour moi l’entraîneur toulousain avait fait une bêtise en bouleversant son équipe. Pourquoi faire passer Larnaudie de la mêlée à l’arrière ? Et pourquoi mettre l’ouvreur Bérot en neuf ?" Les Béglais n’avaient pas demandé leur reste, ce bouclier dont personne ne voulait, ils allaient s’en saisir comme on décroche un vieux tableau dans une farce de carabin. "Chagnaud et Tressac n’étaient pas lourds, mais ils courraient vite et longtemps. Devant, nous étions des teignes et moi, j’étais une vraie sangsue, reprend Boucherie. Notre pilier gauche, Jean-Pierre Pédemay, n’avait pas une tenue de mêlée exceptionnelle, mais il avait fait front, tout à la vaillance. Je poussais derrière lui, je le calais, je le redressais."

À les entendre, on imagine une conquête comme un chemin de croix avec à chaque station le sentiment d’éviter l’enfer par miracle. Et pourtant ; les Béglais, sans forcément s’en rendre compte, avaient démontré qu’on pouvait gagner un match en se focalisant sur la défense. Un sacrifice pour des attaquants très doués. Ce n’était sans doute pas le fruit d’une réflexion poussée car la préparation d’alors n’allait pas chercher bien loin : "on s’entraînait deux fois par semaine, le mardi soir et le jeudi midi" souvent sous le regard du bienfaiteur Bambi Moga en personne accompagné de ses deux bergers allemands : Musard et Pyrrhus. "Les séances se résumaient essentiellement à une heure de rugby à toucher, mais on finissait par quelques combinaisons", poursuit Boucherie.

Bègles fête son titre en 1969, le coach Jacky Jameau perché sur le bouclier de Brennus
Bègles fête son titre en 1969, le coach Jacky Jameau perché sur le bouclier de Brennus

"C’est sûr qu’on ne se prenait pas trop au sérieux. Il y avait une forme de légèreté autour de cette équipe, le côté étudiant, avec un environnement qui ne nous mettait pas de pression. Ceci dit, j’étais étudiant au Creps et je m’entraînais tous les jours. Je travaillais seul mon endurance" explique Trillo. La veille de la finale, Jacky Crampagne et Louis-Michel Traissac s’étaient levés à 5 heures pour aller chasser la tourterelle... au Verdon (deux heures de route de Bordeaux). Seule sanction : une petite réflexion du président André Moga. Le matin même de la finale, Traissac avait déambulé dans les rues de Lyon pour visiter un hôpital, par curiosité professionnelle. L’après-midi sous le ciel bleu, les potaches Béglais avaient passé leur examen avec succès. Par la force des choses, ils avaient forgé leur style, le contre et le don de soi.

"On n’était pas gaillards, mais on était si vaillants. J’y pense encore quand je regarde à la maison le bouclier de Brennus" confie le coach légendaire Jacky Jameau, toujours actif au CABBG à 89 ans. Ce petit lutin qui tiendrait longtemps le café du stade de Musard figure sur les photos, porté en triomphe par ses avants, debout sur le bouclier, comme Clovis sur un pavois. Les deux autres mentors, les frères Moga, André et Bambi, trop lourds, auraient cassé le trophée. Mais tout le monde sait à Bègles quel rôle ils avaient joué. Les futurs médecins, dentistes, profs de gym, pompiers, employés de "Chantiers modernes de l’Atlantique" n’auraient pas affaire à des ingrats. Ce n’est même pas la peine d’en parler. À Bègles, ça fait partie de la légende...

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