Toulon - Bègles : il y a 30 ans, la plus célèbre bagarre de l'histoire du rugby français

  • Toulon-Bègles : il y a 30 ans, la plus grande bagarre de l'histoire du rugby français
    Toulon-Bègles : il y a 30 ans, la plus grande bagarre de l'histoire du rugby français
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C'était il y a 30 ans, jour pour jour, le 28 avril 1991. Moment de sauvagerie atroce pour les uns, chef d’œuvre de combat collectif pour les autres, ce Toulon-Bègles de phase finale s'était transformé en bataille homérique. Peut-être la plus célébre des bagarres du rugby français, entrée dans l'inconscient collectif des amoureux de ce sport. Rugbyrama vous emmène au coeur de la meute.

"Moscato, enc…" ; "Moscato, N… T… M…" Le supporteur qui a crié ça durant la minute de silence de Toulon - Bègles restera sans doute anonyme pour l’éternité. "Chaque fois que je fais mon spectacle à Toulon, il y a un mec qui crie ça dans la salle, trente ans après…" sourit Moscato en personne. "Mayol à feu et à sang…" titra Midi Olympique. Ce jour-là, Toulon recevait Bègles en huitième de finale aller du championnat. "Encore aujourd’hui, tout le monde m’en parle, même des minots. Il paraît qu’il bat tous les records de vues sur internet", explique Éric Champ. Le contexte était le suivant : le RC Toulon était une très grosse écurie, un peu en souffrance. Quel que soit le résultat, ce match serait le dernier à Mayol de Daniel Herrero, l’entraîneur au bandeau et à la barbe de prophète.

À l’inverse, le CA Bordeaux-Bègles Gironde montait en puissance en exerçant une fascination sur des médias qui multipliaient les sujets sur cette drôle d’équipe, son pack de jeunes provocateurs d’élite, sûrs d’eux et dominateurs. Aux fauteuils d’orchestre, une première ligne qui arborait des coupes de paras, excités par un demi de mêlée filiforme et prolixe, dont le nom estampillé France profonde deviendrait un jour celui d’un empereur. "Bernard Laporte".

Dans la semaine, Pierre Salviac avait averti ses pairs en conférence de rédaction : "On ne diffusera pas ce match, ils vont se foutre sur la gueule." À la fac de Bordeaux, un étudiant, camarade de François Trillo (dans le groupe, mais blessé) à Sciences-Po avait prévenu : "À Toulon, ils vont se faire provoquer, ils se préparent pour ça." Ce huitième Toulon - Bègles, c’était la chronique d’une rixe annoncée. "Le matin du match, Var Matin avait titré un édito : "C’est la guerre." Jamais je n’avais senti autant d’électricité dans l’air avant un match. Alimentée par les médias, c’est vrai", se souvient Francis Larribe, envoyé spécial de Midi Olympique. "Je crois aussi me souvenir que Serge Simon avait déclaré dans la presse : "À Mayol, nous nous préparons à faire faire à l'humanité un bond de 2 000 ans en arrière."

Vincent Moscato précise : "Je vous dis pas la mise au vert… On sentait bien qu’on n’allait pas passer le concours d’entrée à Polytechnique. Les professeurs Champ et Louvet, c’était un autre genre de culture…" Yves Appriou, le coach, avait laissé la motivation à Serge Simon, originaire de Nice, qui avait ferraillé contre les Varois dans son adolescence. Il connaissait par cœur l’ambiance de Mayol et la façon d’y résister.

En fait, les deux clubs n’avaient pas de contentieux particulier, mais ils se croisaient dans l’ascenseur. "À Toulon, une génération laissait la place à une autre. Les Diaz, Bernard Herrero, Orso, Melville partaient. On sentait que les Béglais voulaient les imiter. Mais les jeunes chez nous voulaient aussi reprendre le flambeau", poursuit Éric Champ. "Nous n’avons pas passé la semaine à préparer les bagarres, non. Le seul truc que j’ai fait, c’est que j’ai dit au groupe : "Il paraît que ces mecs veulent nous faire reculer en mêlée. Alors, je vais me débrouiller à gagner le toss. On va taper le coup d’envoi en touche, et on va voir ce qu’on va voir. Êtes-vous d’accord ?" Et là, je quitte l’entraînement. Le lendemain : je reviens et je vois tout de suite que les gars étaient partants. Oui, l’entame était voulue. Le reste fut de l’improvisation. Mais je reconnais que quand tu jouais à Toulon, tu devais être fidèle aux valeurs de combat, même si nos trois-quarts nous faisaient aussi gagner des matchs."

Quand Simon écarte l’arbitre pour en découdre

La veille du match, Jean-Claude Doulcet arrive à son hôtel : "Le patron m’a dit : "Vous, vous allez passer une bonne après-midi…" J’ai demandé pourquoi ? Il m’a sorti tous les journaux de la semaine, et ce n’était que des provocations et des contre-provocations." M. Doulcet était un arbitre expérimenté de 49 ans, avec une finale dans les jambes. Mais il n’était pas là par hasard : "Disons qu’à l’époque, les dirigeants avaient le pouvoir de demander certains arbitres pour certains matchs, manière de ne pas se retrouver…faisandés. Je veux dire, avec un gars qui panique et qui expulse quatre ou cinq types." On peut supposer qu’André Moga, président légendaire du CABBG, avait su jouer de sa proximité avec Charles Durand, patron des arbitres. Cette analyse dit tout des arbitrages d’antan. Un "bon arbitre", donc, c’était un gars qui ne décapitait pas une équipe pour les matchs qui allaient suivre.

Ce match a ressemblé à une campagne militaire, rythmée par plusieurs batailles qui mériteraient chacune un petit chapitre. Dans le couloir, Éric Champ se baisse soudain pour lacer sa chaussure. Son but : laisser les Béglais entrer seuls, pour se faire huer et prendre la pression négative. Simon et Laporte comprennent la manœuvre et refrènent leurs troupes. L’instant dure une éternité, Champ soigne au maximum ses gestes de fée, mais rien n’y fait: les deux équipes pénètrent ensemble, au pas. Comble du culot : Gimbert rompt la ligne pour provoquer un adversaire. Moscato le retient. M. Doulcet ordonne une minute de silence : "Spontanément, les joueurs se font face, à un mètre de distance. Et là, ils commencent à s’insulter."

Les images montrent une série de regards incendiaires, Louvet avec un rictus sardonique ; Braendlin qui mâche un chewing-gum. Les micros ne captent que les horions du public et le : "Moscato enc… ; Moscato n… t… m…" Comme prévu, Christophe Deylaud balance le ballon en touche sur le coup d’envoi. Le public exulte. Bernard Laporte accepte le défi de Champ: il demande mêlée au centre, comme pour crever l’abcès tout de suite. Les deux premières lignes se toisent en tanguant, tout le monde veut en découdre. M. Doulcet est au milieu, son sens du devoir lui commande d’essayer d’éviter l’inéluctable.

Au comble de l’énervement, Simon le saisit par le short, sans doute pour l’écarter. L’arbitre se sent déculotté et siffle la première pénalité, sans aucune action, sans aucun contact entre Bordelais et Toulonnais. 3-0 pour le RCT. La paix a gagné quelques minutes, mais la première échauffourée sera dantesque : coups de poing, coups de pied, un bon vieux combat de rue. Deylaud, Gimbert, Loppy, Moscato… les plus jeunes diraient : "Octogone." La foule rugit : "Toulon ; Toulon." "C’était une ambiance de corrida, poursuit Larribe. J’ai cru qu’il y aurait un mort."

Sur chaque regroupement, c’est une horde sauvage qui déboule et les faits d’armes se succèdent. "C’était comme des petits ateliers : poterie, macramé, musique… On a tout offert au public", ironise Moscato. Double coup de tête en toute franchise sur les mauls (Motteroz sur Mougeot), idem pour Simon sur Louvet, mais sur un ruck, l’ailier David Jaubert surgit pour jouer les justiciers. "Pour moi, le match fut un paroxysme du rugby qui était le mien, le rugby vu comme un sport de combat collectif selon les principes de Conquet et Devaluez. Nous étions de jeunes idiots qui étaient en train de construire quelque chose. Nous n’avions pas de contentieux particuliers avec les Toulonnais, mais la pression est montée dans la semaine. Toutes les déclarations tapageuses relevaient en fait du non-dit et de l’inconscient. En matière de combat, Toulon était la référence et nous, on ne représentait pas encore grand-chose…" analyse Simon, qui ajoute : "Aujourd’hui, ce match n’aurait plus lieu d’être. Le regard sur le rugby a changé. Je comprends qu’on puisse le trouver hallucinant, fascinant ou repoussant."

Jean-Claude Doulcet était au cœur du maelström, mais il se sentit curieusement dans une sorte de confinement protecteur : "Ils m’ont foutu une paix royale, pas un mot désobligeant contre moi. En fait, ils ne parlaient pas beaucoup. Dans les matchs agités, il y a souvent une ou deux pleureuses. Là, pas du tout. Ils étaient tous au combat. Entre les touches, les gars marchaient. La seule voix que j’entendais, c’était celle de Serge Simon. Il parlait d’une voix douce à ses coéquipiers : "Allez les gars, ils ne nous impressionnent pas. On ne se laisse pas faire. On continue.""

"Ces types, ils méritent notre respect"

Une question demeure. L’arbitre a-t-il pensé, l’espace d’une seconde, à expulser quelqu’un ? "J’ai bien pensé à en sortir un ou deux et puis, j’ai renoncé. J’ai eu peur d’être obligé de continuer et d’arriver au chiffre fatidique. Si on se retrouvait à onze, le match aurait dû être arrêté. J’ai juste eu l’idée d’appeler les présidents à la mi-temps. Mais ça n’aurait rien changé." L’arbitrage à la bonne franquette de l’époque n’avait décidément pas le côté dogmatique de celui d’aujourd’hui. On sifflait "dans l’esprit", pour faire vivre le rugby comme il était.

Le match se termine, sans essai mais avec une pluie de pénalités : 18-9 pour Toulon. Les Varois avaient tout donné, mais on avait paradoxalement senti les Béglais sûrs de leur jeu, de leurs fameuses tortues bien huilées, de leur force en mêlée. Éric Champ tempère : "Ce match ne fut pas aussi terrible. On avait quand même essayé de jouer, même si, je le reconnais, il y a eu cinq ou six moments de franche bêtise. Mais au final, tout ça n’était que du théâtre, même si j’ai donné, j’ai reçu et que Gimbert m’a détruit l’apophyse en me disant : "Tu ne viendras pas au match retour !" J’ai tenu à y être, même sous infiltration."

En tribune de presse, on vit un homme se lever: Jean-Michel Martinetti, journaliste à Var Matin, auteur de l’édito belliqueux du matin. Ce héraut du RCT déclare haut et fort : "Franchement, ces types (les Béglais, N.D.L.R.), ils ne se sont pas échappés ; ils méritent notre respect." Vincent Moscato quitte le terrain comme un gladiateur qui aurait sauvé sa peau : "J’ai vécu ce match comme un retour momentané des jeux du cirque de Rome. J’ai senti la plèbe heureuse, les gens en ont eu pour leur argent. Dans cet après-midi, il n’a manqué que les lions qu’on aurait lâchés dans l’arène."

Pendant ce temps, la bataille se poursuit dans le couloir: crachats, crises de nerfs d’un remplaçant béglais. Et puis, une vraie déception pour M. Doulcet. "Un trois-quarts aile béglais (Max Boucher, NDLR) s’est approché de moi et m’a traité d’enc… Je lui ai laissé une chance. Je lui ai dit : c’est à moi que vous parlez ? Il m’a répondu que oui. J’ai été obligé de prendre sa licence. Il a été suspendu et n’a pas joué la finale. Son remplaçant, Marc Sallefranque, a tout enquillé…" Ce fut presque la seule faute de goût de l’après-midi (Philippe Gimbert aussi fut suspendu après coup).

Serge Simon poursuit : "Je me souviens du retour vers l’aéroport de Marseille. Dans le bus, mon voisin se lamentait de la défaite, 18-9. Je ne le comprenais pas, je n’avais pas fait attention au score. J’avais le sentiment d’avoir vécu un moment merveilleux. On avait résisté. Ce match, ce fut le socle de notre parcours jusqu’au Bouclier. Cet affrontement nous a montré que ce après quoi on courait n’était pas une chimère." Au match retour, effectivement Bègles renversa la vapeur (22-6). On connaît la suite.

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