L’enfer des damnés

  • Lucas Guillaume, Sébastien Rouet
    Lucas Guillaume, Sébastien Rouet
  • Sébastien Rouet, demi de mêlée de Narbonne - Octobre 2014
    Sébastien Rouet, demi de mêlée de Narbonne - Octobre 2014
  • Yoann Maestri - Stade Toulousain vs Racing 92
    Yoann Maestri - Stade Toulousain vs Racing 92
Publié le Mis à jour
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Ils rêvaient de Japon et d’une Coupe du monde, sommet de leur vie de rugbyman. Un match a tout changé dans la carrière de Lucas Guillaume (27 ans) et Sébastien Rouet (33 ans). Depuis Belgique - Espagne, le troisième ligne et le demi de mêlée ont tout perdu ou presque. Mais les deux anciens Narbonnais continuent de se battre.

Dimanche 18 mars 2018, le Petit Heysel de Bruxelles, théâtre d’un grand rendez-vous. Lucas Guillaume, Sébastien Rouet et leurs partenaires de sélection espagnole s’apprêtent à basculer dans une nouvelle dimension : la Roja se trouve à quatre-vingts minutes d’une qualification inattendue pour le Coupe du monde car promise à la Roumanie à l’origine "C’était le match de notre carrière, cela aurait dû être un des plus beaux jours de notre vie, même, se remémore le premier. à l’arrivée, ce fut un cauchemar qui n’est toujours pas terminé."

Le cycle infernal s’enclenche après quelques secondes : "à la première minute, nous lançons un maul qui avance sur plusieurs dizaines de mètres avant qu’un adversaire au sol ne l’écroule. L’arbitre ne donne aucun avantage et, quelques temps de jeu après, il nous sanctionne." Le doute, effleuré dans la semaine, s’immisce dans les esprits. La théorie du complot prend à chaque coup de sifflet plus de consistance à leurs yeux : un arbitre roumain est en train de dilapider leurs chances de qualification au profit… du XV du Chêne. "Nous nous étions fait la réflexion en apprenant sa nationalité après la victoire contre la Roumanie, se souvient Sébastien Rouet. Tout le monde se demandait comment un tel choix était possible.""Je me disais que ce n’était pas possible de se faire voler sur un match d’une telle importance, évoque Lucas Guillaume. C’est pourtant ce qui s’est passé."

Venus en conquérants, los Leones se sentent rapidement impuissants. "J’ai vécu le match de l’en-but et les décisions allaient toujours dans le même sens, se souvient Sébastien Rouet. Dès la mi-temps, je sentais les mecs abattus. Depuis le bord, ça n’a cessé de nous révolter."

Quand sonne définitivement le glas de leurs espoirs, les Ibères invectivent l’homme en noir : "Il y a eu un mouvement de foule et une petite bousculade. C’est regrettable. Tout ce que l’on voulait, c’était des explications. C’est sûr, ce n’était pas joli à voir mais il n’y a eu aucun coup porté." "Il y avait un tel sentiment d’injustice", justifie Lucas Guillaume.

à l’hôtel, tout le monde était en pleurs

Avant de rejoindre les vestiaires, le troisième ligne se dirige vers Michel Arpaillange, directeur des opérations et des compétitions à Rugby Europe, pour souffler son dégoût : "Je lui ai dit que ce n’était pas l’Espagne qui avait perdu mais le rugby." Ce 18 mars n’en reste pas moins un des jours les plus tristes de l’histoire du rugby hispanique. "C’était tellement déchirant le soir même, de devoir quitter tous les coéquipiers. à l’hôtel, tout le monde était en pleurs." Lucas Guillaume ne le savait pas, alors, mais ce premier revers en annonçait d’autres, tout aussi cuisants. Pendant un mois, la rencontre donne lieu à une interminable troisième mi-temps sur tapis vert. L’arbitre a-t-il faussé les débats ? La rencontre doit-elle être reprogrammée ? Pourquoi cette désignation ? L’Espagne, reconnue comme victime, est soutenue par des avocats de renom : "Nous avons eu l’appui de World Rugby, rappelle Lucas Guillaume. Son président Bill Beaumont a estimé que le match était à rejouer, Agustin Pichot aussi, Patrick Robin et Alain Rolland, patrons des arbitres, ont désavoué l’officiel roumain en disant qu’il ne leur avait pas rendu la confiance donnée…" Dans l’attente du verdict final, le flanker et le numéro 9 reprennent leur petit bonhomme de chemin à Narbonne.

C’était une parodie de procès

La réception d’un e-mail de Rugby Europe, mi-avril, les replonge dans le mauvais rêve : avec trois coéquipiers, ils sont convoqués devant une instance disciplinaire pour répondre des débordements de Bruxelles. "C’était une parodie de procès. Déjà, ils n’ont laissé que cinq jours pour préparer une défense. Surtout, une fois sur place, j’ai compris que nous allions en fait à l’abattoir : l’arbitre est arrivé en claquant la bise au jury, les chefs d’accusation avaient changé le jour même, nous n’avions presque pas le droit de parler, il n’y avait pas de procès-verbal et deux d’entre nous n’étaient cités dans aucun rapport de match et avaient été désignés on ne sait comment… Avec le recul, il aurait fallu se lever et partir. Mais bon, il y avait la qualification qui était encore possible, personne ne voulait faire de vagues…". Deux heures après le terme de la séance, la sanction tombe et les chiffres claquent : de quatorze à quarante-trois semaines de suspension. En semaines de match en plus quand elles avaient été annoncées calendaires dans un premier temps.

Sébastien Rouet, demi de mêlée de Narbonne - Octobre 2014
Sébastien Rouet, demi de mêlée de Narbonne - Octobre 2014

Sébastien Rouet, le plus pénalisé, est banni pour un an. "Ce qui m’embête, c’est le motif d’agression physique, souffle l’intéressé. Je sais ce que j’ai fait et ce que j’ai pas fait. Il n’y a aucune preuve d’agression car il n’y en a pas eu." Son partenaire corrobore cette version des faits : "Il y a juste une photo où son frère, Guillaume, accroche la manche de l’arbitre pour essayer de le retenir afin de discuter avec lui. C’est le seul contact qu’il y a eu. J’invite tout le monde à regarder la vidéo, nos numéros et à me dire : est-ce que nos comportements méritent de telles sanctions ?"

La roue de l’infortune continue son œuvre destructrice, un mois plus tard : le 15 mai, World Rugby entérine le score du match Belgique - Espagne et exclut trois sélections du Tournoi B, la Roumanie, l’Espagne et la Belgique. Comble de l’ironie, la Russie, quatrième de la compétition, se retrouve désignée vainqueur et obtient l’honneur de défier le Japon en lever de rideau du Mondia 2019. "Dans toute cette histoire, on s’est fait écraser car notre Fédération est petite et que nous ne sommes que des joueurs de Pro D2. C’est un milieu de requins et nous avons été trop naïfs, trop gentils."

Je me suis senti abandonné

Au revoir illusions, bonjour tristesse. La chute se poursuit, s’accélère même, début juin, à la maison : "Nous étions venus saluer le personnel du club et, soudain, nous nous sommes retrouvés convoqués pour un entretien préalable à licenciement. Nous pensions que c’était le protocole par rapport à la descente en Fédérale 1. Mais pas du tout. Trois jours après, nous avons reçu une lettre de licenciement pour faute grave. C’est là que tout est devenu clair. Deux motifs étaient invoqués : le premier, que nous avions nui à l’image du RCNM en ayant agressé un arbitre et le deuxième, que nous étions indisponibles pour la reprise. Du coup, le 14 juin, à la veille de la fin du mercato, nous étions chômeurs."

La cicatrice reste ouverte : "Le licenciement ne passe pas, grimace Sébastien Rouet. Ce moment a été le plus douloureux. Je me suis senti abandonné.""Tout ce qui s’était passé avant, on s’y attendait, poursuit Lucas Guillaume. Mais pas ça, pas comme ça. Ils auraient dû nous mettre à pied le lendemain du match et non attendre plus de deux mois. En réalité, nous avons été les fusibles d’un licenciement économique déguisé." Du Petit Heysel au grand bordel, le dimanche noir de Bruxelles devient une malédiction du quotidien : "J’encaisse aussi bien que je peux mais j’ai une petite fille qui en souffre et des parents dont les deux fils sont associés à l’image de mauvais garçon", regrette le demi de mêlée. Le troisième ligne sourit jaune : "La lettre de licenciement a été envoyée chez mes parents. Ma mère l’a reçue le jour de son anniversaire…"

On se serait appelé Maestri et Fickou…

Depuis, fin juin, le comité d’appel de Rugby Europe a allégé les deux sanctions les plus sévères (quatre et onze semaines de moins pour les frères Rouet) et a fait démarrer les suspensions des cinq joueurs au 17 avril, date de la première audience disciplinaire. Résultat : Lucas Guillaume est requalifié depuis le 24 juillet quand Sébastien Rouet pourra reprendre en novembre (au lieu du 9 juin 2019). Une petite étape sur le long chemin de la rédemption : "Nous espérons que la FFR va rapidement nous faire passer devant sa commission d’extension des peines. Elle a pour compétences de voir si les principes généraux du droit ont été respectés et s’il y a eu des erreurs manifestes. Il y a donc de grandes chances pour que nos sanctions ne soient finalement pas appliquées. Pourvu qu’ils se bougent car ce sont nos carrières qui sont en jeu… On se serait appelé Maestri et Fickou, cela aurait été géré autrement. Il n’y a vraiment que la Fédé espagnole qui nous a soutenus mais avec ses petits moyens."

Yoann Maestri - Stade Toulousain vs Racing 92
Yoann Maestri - Stade Toulousain vs Racing 92

L’acharnement du sort et des décisionnaires a meurtri les deux joueurs : "Je suis écœuré", grimace Sébastien Rouet. "C’est la quadruple sanction : pas de Coupe du monde, une lourde suspension, plus de contrat et cette image qui nous colle", retrace son camarade d’infortune. La reconstruction prendra du temps : "Je veux que nos noms soient lavés, lance le numéro 9. Nous passons pour des voyous alors qu’en vingt-sept ans de rugby, je n’ai jamais pris un carton rouge. Idem pour Lucas. J’espère que la justice sera bientôt rendue." Lucas Guillaume attend un même dénouement. Tout en restant lucide : "Cela ne réparera pas tout." Pas toutes les pertes et les tracas : "J’ai déposé mon préavis il y a quatre semaines. Je ne sais pas ce que je vais faire. Je vais retourner chez mes parents. Et si je ne retrouve pas de club fin août, qu’est-ce que je fais ?" Sébastien Rouet n’en sait pas plus : "Il me restait deux ans de contrat. Je comptais terminer à Narbonne. Là, c’est l’inconnu."

Pour l’heure, les deux compères entretiennent l’illusion au quotidien. "Nous avons pris un préparateur physique pour rester en forme. En journée, nous allons à la salle de musculation et, le soir, on court ensemble." Avec, en tête, l’espoir d’un coup de fil d’un dirigeant de Top 14 ou de Pro D2. Après quatre mois d’un éprouvant et décourageant chemin de croix, les damnés ont au moins gardé un semblant de foi. La supplique de Guillaume Lucas retentit comme un vœu pieux : "ça ne peut pas s’arrêter comme ça, ce n’est pas possible."

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