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Top 14 - "L’art mature", portrait d'Ulupano Seuteni, la bombe rochelaise

Par Vincent Bissonnet
  • Ulupano Seuteni lors de la finale de Champions Cup face au Leinster.
    Ulupano Seuteni lors de la finale de Champions Cup face au Leinster. Icon Sport
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Arrivé l’été dernier, le Samoan a été un des acteurs majeurs de l’épopée continentale des Maritimes. Un véritable accomplissement pour ce talent pur qui a mis du temps à éclore. Retour sur cet itinéraire bis déroutant et enrichissant.

"J’ai besoin d’être derrière ses fesses tout l’après-midi, mais quand il se bouge, il est très intéressant." La scène se déroule dans les coursives du Matmut Atlantique de Bordeaux, le 30 avril : sourire en coin, Ronan O’Gara rend un bien drôle d’hommage à Ulupano Seuteni, auteur, quelques minutes plus tôt, d’une prestation trois étoiles face à Exeter, en demi-finale de Champions Cup. Le manager rochelais est loin d’être le seul à s’être fait la réflexion au sujet du spécimen. Au début des années 2000, Ulupano premier du nom – "mis à part mon père, je ne connais personne qui a mon prénom", dixit Junior – avait dû, peu ou prou, penser la même chose quand il avait poussé son fils sur un terrain de rugby de l’Australie-Méridionale, où il avait vu le jour. "J’ai commencé par le football australien car tous mes y amis jouaient, raconte le Samoan d’origine. Adélaïde a une très petite communauté rugby, c’est une ville de foot et de soccer. Je suis venu au rugby par mon père. Je n’ai pas eu trop le choix, en fait, quand il me l’a proposé. Disons que c’était oui… ou oui." Question de patrimoine et d’hérédité : "Le rugby est tellement ancré dans la culture des Samoa. Et mon père, qui était soudeur de profession, y jouait. Il était numéro 8 au niveau provincial. Il a représenté l’Australie du Sud, je crois. Il n’était pas plus grand que moi, c’était un troisième ligne explosif. J’allais le voir jouer le week-end, ça avait l’air cool."

La première impression avait été la bonne : d’un ballon ovale à l’autre, Junior trouve une autre forme de bonheur et un sport propice à l’expression de son talent naturel. Jusqu’à attirer l’attention du futur boss des Wallabies en personne alors qu’il évolue à Southport School, école privée située au sud de Brisbane, où Nathan Sharpe, James Slipper et Scott Higginbotham s’étaient révélés : "Quand j’ai reçu le coup de fil d’Ewen Mc Kenzie, c’était on ne peut plus inattendu. Je n’avais que 17 ans et je m’étais blessé en présaison avec mon équipe de lycée. J’avais dû jouer trois matchs, tout au plus. J’avais sûrement été assez bon pour qu’il m’appelle. J’imagine que mon nom circulait, il devait être curieux… Il m’a annoncé qu’il voulait me donner ma chance."

"Joker médical" de Quade Cooper… à 17 ans

L’histoire tient de la fable : un jeune ouvreur d’origine samoane, encore mineur, allait ainsi devenir le joker médical de sa sainteté Quade Cooper au sein des prestigieux Queensland Reds. En décembre 2011, le mois de ses 18 ans, "UJ" Seuteni passe du rêve à cette réalité : "Quand je suis arrivé, je n’avais pas joué depuis un an. J’avais arrêté l’entraînement en mars avec l’école et, en décembre, je me retrouvais au milieu d’un effectif professionnel. Autant vous dire que ça a été un choc. Il y avait un monde d’écart. Il m’a fallu trois semaines voire un mois pour saisir ce qui m’arrivait." Le nouveau venu a du temps libre pour prendre conscience de sa nouvelle vie : "Je n’ai pas eu l’occasion de jouer en Super Rugby. Il faut dire que les Reds étaient tenants du titre et que la plupart des trois-quarts jouaient pour les Wallabies. Je n’avais que 18-19 ans, c’était dur de faire son trou." En attendant, le cours magistral, avec Mike Harris et Quade Cooper en professeurs, enrichit le bonhomme : "L’expérience était incroyable. Évoluer au quotidien aux côtés d’un joueur comme Quade Cooper, c’était énorme. Avant de le connaître, je le voyais comme un gars "flashy". En m’entraînant à ses côtés, j’ai découvert ce que ça cachait : ce n’était pas que du talent, il y avait beaucoup d’efforts et de travail derrière tout ça. Les médias ont eu tendance à présenter Quade comme un mec dingue, c’était tout sauf ça."

Pendant des mois, "UJ" observe. Beaucoup. Peut-être un peu trop. Jusqu’à devenir spectateur de sa carrière naissante. Avec le recul d’une bonne décennie, son insouciance d’alors passe pour du dilettantisme à ses yeux d’homme mûr : "à cet âge-là, mon erreur a été de me satisfaire d’être dans le groupe. J’étais content d’être sous contrat, d’en être là à 18 ans… Je n’étais pas assez compétiteur, je n’avais pas véritablement l’ambition de jouer. J’avais accepté cette situation. J’ai peut-être perdu du temps." Les quelques matchs disputés sous les couleurs du club local de Brisbane permettent à l’ouvreur de garder le rythme de la compétition. Ni plus, ni moins. Le dénouement de la fable était connu d’avance. "Les Reds ont décidé de ne pas activer la troisième année de mon contrat. Je n’avais alors plus rien. Pendant une semaine, je me suis retrouvé à travailler dans le bâtiment. Je n’ai pas du tout aimé ça : je galérais à me lever à 4 heures le matin, j’avais mal au dos le soir… J’ai tellement de respect pour les gens qui font ce genre de métiers. Au bout de quelques jours, j’ai envoyé un message à mon agent : "Trouve-moi un truc, quoi que ce soit, je le prendrai." C’est comme si le réveil matin avait sonné."

L’agent en question va pleinement justifier ses honoraires : "Deux jours plus tard, il m’a dit : "Tu peux aller à Toulon en espoirs." C’était un nouveau choc. Le RCT était un grand club, il y avait Jonny Wilkinson… Je me suis tout de même demandé si je n’allais pas connaître la même situation qu’aux Reds. J’ai fini par dire oui. Je crois que j’avais déjà commencé à changer d’état d’esprit. C’est comme si Dieu m’avait envoyé un signe…" La voie du seigneur n’était pas pour autant tracée : "J’arrivais en espoir-professionnel, alors je me disais que j’aurais peut-être une chance." Il en aura huit en deux saisons. À l’époque, quiconque possédant le sens de la vue pouvait déceler, à travers ses attitudes, un truc en plus. Mais pas de là à s’imposer chez un ténor du Top 14. Pas encore, tout du moins… "J’ai cherché à me nourrir un maximum de la présence de Jonny Wilkinson ou de Matt Giteau. Mais au bout de deux ans, je me suis dit : "C’est trop, maintenant je veux jouer." J’avais besoin de temps de jeu. En fait, les coachs veulent compter sur des joueurs d’expérience mais comment en avoir si tu n’es jamais sur le terrain ?" Oyonnax saisit l’aubaine. Dans l’Ain, "UJ" Seuteni obtient enfin la liberté d’expression tant espérée : il dispute trente-sept rencontres en deux ans et s’émancipe de son statut de grand espoir : "Mes entraîneurs à Oyonnax m’ont apporté énormément de confiance. Nous avons gagné le Pro D2 et j’ai ensuite pu avoir de l’exposition en Top 14." Et auprès des recruteurs, vivement intéressés par son talent, sa polyvalence et son statut Jiff. À ce niveau aussi, le temps avait fait son œuvre : "À l’origine, je n’avais prévu de rester qu’une seule saison en France, histoire d’avoir une nouvelle expérience avant de retenter ma chance en Super Rugby. Mon agent a fini par expliquer : "Ce serait plus intéressant que tu restes. Au bout de trois ans, tu seras Jiff. Et après, tu pourras faire ce que tu veux." Sans ça, ma carrière n’aurait pas été le même. C’est devenu tellement dur pour les joueurs étrangers qui ne sont pas internationaux de percer en France."

"Le Bouclier, ce serait un accomplissement encore plus fort"

En 2018, "UJ" débarque en Gironde pour entamer la dernière phase de son ascension des sommets. Avec Bordeaux-Bègles, il découvre les luttes du haut de tableau et goûte aux phases finales. Mais le 19 juin 2021, le plus grand rendez-vous de sa jeune carrière se termine en cauchemar ultime : le centre écope de son premier carton rouge à l’échelon professionnel pour un plaquage illégal. Ses partenaires s’inclinent in extremis en demi-finale de Top 14, à Lille, face au futur champion de France toulousain (24-21). Rebelote la saison d’après contre Montpellier. L’heure du couronnement n’avait pas encore sonné. Il ne se produira pas sous ces couleurs.

Désormais considéré comme un des tout meilleurs trois-quarts polyvalents du Top 14, un des plus complets aussi – à la fois rugueux défensivement, inspiré offensivement et buteur si les conditions l’exigent, le Samoan décide de quitter l’UBB, à l’automne 2022. À la surprise générale : "Nous avons passé quatre très belles années à Bordeaux et nous y étions heureux avec ma femme, raconte-t-il. Mais je ne voulais pas tomber dans une forme de confort. J’avais besoin de me challenger. Un jour, en pleine période de négociations, alors que je conduisais pour aller à l’entraînement, je me suis demandé : "Est-ce que c’est ce que je veux encore, pour les trois prochaines années ?" La réponse était non. Il me fallait un changement." La destination était toute trouvée : "La Rochelle n’était pas trop loin, c’était pratique. Et la plage est à côté, ça compte aussi."

Le projet, surtout, était dimensionné pour ses grandes ambitions. Dix mois après avoir débarqué à Deflandre, le gamin d’Adélaïde soulève la Champions Cup, le 20 mai, au terme d’une finale dantesque qui l’aura vu briller de mille feux, avec un essai au passage. Comme face à Exeter. Aux grands joueurs les grands rendez-vous, tout simplement : "J’ai encore du mal à croire que ce qu’on a fait", souffle-t-il. L’ébahissement ne dure qu’un instant : "Maintenant, je ne veux pas m’attarder sur ce sacre. J’ai envie d’un doublé. Je ne pense qu’au Bouclier. Pour moi comme pour tout le monde, c’est un objectif encore plus grand, ce serait un accomplissement encore plus fort." Le doux rêveur d’hier est devenu un rugbyman accompli et un compétiteur au mental d’acier, si fort et déterminé lorsque la pente s’élève. C’est à se demander ce qui pourra l’arrêter dans sa folle progression. Uini Atonio, admirateur du spécimen, s’était livré à ce drôle de compliment prophétique avant la demie européenne au Matmut Atlantique : "Il est meilleur à La Rochelle qu’à Bordeaux. " Il est plus que jamais temps de lui donner raison.

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Les commentaires (1)
Yellowblack Il y a 10 mois Le 08/06/2023 à 08:46

Il a mis un peu de temps à émerger mais depuis quelques semaines il est magistral.