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30 ans après, « l'essai du siècle » raconté de l'intérieur

  • Cambé et le chef d’œuvre des Bleus
    Cambé et le chef d’œuvre des Bleus Midi Olympique
Publié le Mis à jour
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Retour sur "l’essai du siècle" de 1991 avec l’un de ses orfèvres, Didier Cambérabéro.

Cet essai est bien une preuve. La preuve qu’un des adages les plus usités des récits sportifs n’est qu’un cliché sans grande valeur. "Dans trente ans, on ne se souviendra que du nom du vainqueur…" Et bien non, trente ans après cet Angleterre — France de 1991, on se souvient surtout d’une action, un essai marqué par l’équipe qui a perdu. L’Angleterre a gagné 21-19, dans le vieux Twickenham avec ses spectateurs serrés comme des sardines. Elle a même empoché le grand chelem par la même occasion, c’était d’ailleurs une finale, les deux adversaires avaient gagné trois matchs sur trois avant ce rendez-vous. Mais de cette après-midi terrible émerge ce joyau, cet essai de plus de cent mètres conclu par un jeune ailier nommé Philippe Saint-André, 23 ans, et moins d’un an de vie en Bleu.

Cet essai, il est riche de quatre passes et de deux coups de pied et long de vingt-trois secondes et 61 centièmes. Dit comme ça, ce n’est pas si impressionnant après tout. Aujourd’hui, on voit des tonnes d’essais fruits de séquences de plusieurs minutes avec des passes par dizaines. Mais cet essai-là, par sa limpidité, sa beauté naturelle, par le fait que tout le monde soit resté debout aussi, s’est fiché dans les mémoires comme frappé d’un coup de tampon indélébile. Pour notre part, on a toujours identifié ce bijou à un orfèvre en particulier, Didier Cambérabéro, le demi d’ouverture du XV de France, 36 sélections, un record de points (354), mais une carrière un peu chaotique, ballottée au gré des humeurs et des idées de Jacques Fouroux, tout puissant sélectionneur. "Pour moi, 1991 reste ce que j’ai vécu de plus fort dans le Tournoi, c’est sûr. J’avais 30 ans, je me sentais bien. J’ai regretté de ne pas avoir 30 ans pendant cinq ans." Et puis ce Tournoi était le premier sans Jacques Fouroux depuis onze ans. "Cambé" était comme délivré d’un poids : "Oui, Jacques était un formidable meneur d’hommes, il faisait monter les joueurs aux arbres. Mais avec moi, ses méthodes ne marchaient pas. Il me crispait. Je n’arrivais pas à m’en sortir."

"Je l’ai vu passer devant moi", nous conta un jour un journaliste vétéran, le regard nostalgique. Comme si Napoléon en personne avait défilé devant sa porte. La genèse de cet essai est connue. Pénalité manquée par l’arrière Hodkinson, tout en raideur Berbizier qui fait une passe dans l’en-but pour Blanco qui déclenche la remontée, sert Lafond, puis Sella qui croise avec Cambérabéro. Un crescendo et "Cambé" qui d’un geste d’une implacable autorité tape par-dessus Underwood, récupère puis recentre toujours au pied pour "PSA" au milieu de terrain. Le centre Jeremy Guscott affirme qu’il en garde un stigmate au visage une cicatrice due à un crampon de Saint-André, au moment où il tentait une cuiller désespérée, le deuxième ligne Michel Tachdjian aime à rappeler qu’il y fut pour quelque chose en raison d’un discret croche-patte sur un défenseur parti en chasse. "L’arbitre me voit, il ne siffle pas. Cent mètres plus loin il y a essai et je suis encore dans le coup en retrait de Philippe Saint-André. Mais pour assurer la finition, il valait mieux que ça soit lui qui attrape le ballon que moi. Bref j’avais participé à l’essai du siècle et on m’a dit merci et au revoir ! Quelle injustice (ce fut sa dernière apparition, N.D.L.R. ; L’Équipe, mai 2020)."

"Pas un recentrage, une passe au pied"

Ce chef d’œuvre de relance et d’improvisation, on l’a forcément opposé au rugby de besogne et de récitation des Anglais de Will Carling et Rob Andrew, ouvreur appliqué, mais sans génie. On peut le saisir par plein de bouts, l’accomplissement de l’assurance insolente de Serge Blanco, de l’intelligence discrète de Pierre Berbizier, de l’éclectisme de Philippe Sella, de la technique de Jean-Baptiste Lafond. "Il est clair que cette action n’avait rien d’annoncée. Absolument pas. Le seul truc, c’était de ne pas imiter les Anglais, très organisés et très efficaces. À ce jeu, on était sûr de perdre. Il fallait tout jouer à fond. En plus, avec les arbitrages de l’époque, on partait avec douze points de retard."

Le coup de pied de Hodkinson, Didier Cambérabéro le voit très tôt trop à gauche, l’œil du spécialiste. "J’étais posté dix mètres devant les poteaux, je vais me replacer au niveau des 22 pour faire le renvoi. Je me retourne, et je vois que le réceptionneur Berbizier n’aplatit pas." Cette passe de Pierre Berbizier, c’est ce qui a tout déclenché, un vrai stimulus. "Là j’insiste, je vois Serge Blanco qui démarre. Il ne fallait pas trop lui en promettre question ballons de relance. Il sert Lafond, puis Sella, ça se rapproche de moi. Je vais donc au soutien de Philippe Sella, sans trop savoir ce qui allait se passer. C’est alors qu’il repique un peu au centre et qu’il croise avec moi."

Les puristes nous ont souvent expliqué que c’est au moment de cette croisée que le mouvement devient irrésistible. "Quand je revois l’action, ce qui me frappe, c’est notre vitesse. Tout le monde est à fond. Je me suis donc retrouvé au sprint face à Rory Underwood."

Pour moi, 1991 reste ce que j’ai vécu de plus fort dans le Tournoi, c’est sûr. J’avais 30 ans, je me sentais bien. J’ai regretté de ne pas avoir 30 ans pendant cinq ans.

À l’intérieur, une meute d’Anglais assoiffés accourt pour le désintégrer, lui le petit gabarit. Richards, Winterbottom, Teague : "Un vrai boucher que celui-là." "J’aurais pu chercher le soutien intérieur ou faire un crochet mais il y avait affluence. Alors j’ai fait ce que j’ai toujours fait, j’ai joué la carte de la technique individuelle, de la vitesse et de la lecture du jeu." La façon impeccable dont il loba Rory Underwood nous semble encore trop belle pour être vraie. La façon dont il reprit le ballon, aussi, un vrai dessin animé. "J’ai vu Philippe Saint-André sur ma gauche qui tendait les bras. Je ne pouvais pas le servir alors j’ai encore tapé." Un coup de pied de recentrage, relique d’un passé depuis longtemps révolu, 25 ans au moins. "Ca ne se faisait plus du tout c’est vrai. Mais pourquoi ? Parce que les avants modernes venaient au soutien. Alors qu’avant, les avants des années 50-60 restaient au centre faute de moyens physiques. On leur renvoyait le ballon un peu au petit bonheur la chance. Mais cette action, ce n’est pas tout à fait un coup de pied de recentrage. Je l’ai vécue comme une passe de l’intérieur du pied pour un partenaire bien placé que j’avais bien vu. Les vrais coups de pied de recentrage avaient une part d’aléatoire, on déposait la balle dans une zone pour créer une opportunité. C’était à celui qui l’attraperait le premier."

"Je ne le regarde plus, je l’écoute"

Didier Cambérabéro partit dans le décor juste après, victime d’un coup d’épaule de Will Carling. Ce n’était pas grave, PSA s’était déjà saisi du ballon après rebond (favorable évidemment) pour marquer seul. 6-5 pour la France. Cet essai dit beaucoup de choses. Il était frappé du style "Cambé Junior", il concentre le dualisme du moment. Car à côté de lui, jouait avec le numéro 12 Franck Mesnel qui avait fait la première Coupe du monde au poste d’ouvreur. Une trouvaille de Fouroux de 1986, un ouvreur "révolutionnaire" qui renversait le rapport de force traditionnel entre le 10 et les flankers adverses. Mais à partir de 1989, il avait été replacé au centre et Cambé était revenu en grâce. C’est vrai, Mesnel était son antithèse, plus fort physiquement, plus puissant, moins sujet à la pression sans doute. "S’il avait eu le ballon à ma place, si c’est lui qui avait croisé avec Sella, l’action n’aurait pas été la même. Il serait allé faire exploser Underwood. Il aurait gardé la balle face au retour des avants, il aurait peut-être tenté un crochet intérieur, où il serait resté debout malgré leurs plaquages réunis pour faire jouer autour de lui. Il aurait exprimé son rugby, différent du mien, quoi." On l’a vu l’essai n’a pas suffi : "On est sorti avec un sentiment mitigé, on a perdu, on a loupé le grand chelem, mais on avait le sentiment d’avoir réussi quelque chose. On a perdu 21-19 en marquant trois essais contre un. On a tenté le tout pour le tout dans les dernières minutes, après un nouvel échec de Hodkinson j’ai joué un renvoi aux 22 pour moi-même. Revoyez le dernier essai de Franck Mesnel, il est aussi très beau."

Didier Cambérabéro participa au célèbre essai de Philippe Saint-André à Twickenham en 1991.
Didier Cambérabéro participa au célèbre essai de Philippe Saint-André à Twickenham en 1991. Midi Olympique

Cet essai, on en parle encore très souvent à Didier Cambérabéro. Il l’a maintes fois revu évidemment, souvent sur Facebook à l’approche de tous les Angleterre - France. "Mais j’ai appris non plus à le regarder, mais à l’écouter. C’est extraordinaire de percevoir la réaction de la foule, les yeux ailleurs et de l’imaginer. Le murmure quand Blanco démarre, le hurlement quand Philippe Sella croise avec moi… Ca se calme sur le recentrage et quand Philippe Saint-André prend la ballon, c’est l’apothéose. Le public anglais a été assez admiratif pour le célébrer. Mon épouse était au stade avec son père qui n’a vu qu’un match du Tournoi dans sa vie, celui-là. Ils m’ont raconté comment les gens s’étaient levés peu à peu en le voyant passer à leurs pieds. Et leur joie aussi même s’ils supportaient les Anglais. En fait, ils attendaient ça de nous."

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