Avec l'arrivée d'entraîneurs étrangers, l’identité du rugby français est-elle menacée ?

  • Quesada, Dominguez, Hayman et White
    Quesada, Dominguez, Hayman et White
  • Alain Gaillard, le Président de Tech XV
    Alain Gaillard, le Président de Tech XV
  • Jake White et Shaun Sowerby (Montpellier) - 17 avril 2016
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  • Aubin Hueber aux côtés de Jonny Wilkinson
    Aubin Hueber aux côtés de Jonny Wilkinson
  • Carl Hayman entraînera les avants de Pau la saison prochaine - 21 avril 2016
    Carl Hayman entraînera les avants de Pau la saison prochaine - 21 avril 2016
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TOP 14 - Depuis plusieurs saisons, le recours à des entraîneurs étrangers concerne une majorité de clubs du Top 14. Si le mélange entre la culture française et l’expertise de techniciens étrangers peut s’avérer probant, certains craignent à moyen terme une perte d’identité du jeu à la française.

Le sujet est un peu tabou. Et, avouons-le, échappe trop souvent au débat d’intérêt général sur les maux du rugby français. Si le calendrier ou le temps de jeu des jeunes joueurs français sont au centre des discussions sur l’avenir de ce sport, le recours de plus en plus significatif aux techniciens anglo-saxons et de l’Hémisphère Sud est aujourd’hui une réalité qui soulève de nombreuses problématiques. Et, d’abord, celle du statut de ces consultants déguisés derrière des titres pompeux et illisibles de Head Coach, Directeur du Rugby, Directeur Sportif, Manager Sportif…

Dans la Convention Collective du Rugby Professionnel, le statut de Manager, de Directeur Sportif, d’Entraîneur Adjoint, ça n’existe pas, rappelle Alain Gaillard, Président de Tech XV (le syndicat des entraîneurs et éducateurs du rugby, NDLR). L’UCPR (Union des Clubs Professionnels de Rugby qui représente les Présidents, NDLR) n’a jamais voulu reconnaître ces statuts puisqu’il est plus facile pour eux de donner des salaires de consultants par le bas que si ces techniciens étaient reconnus par la Convention Collective avec des salaires tout de suite bien supérieurs. On attribue des titres mais tous ces managers, directeur sportifs, pour avoir leur contrat homologué et aller sur le banc de touche, doivent avoir le DES (Diplôme d’Etat Supérieur, NDLR). Mais la plupart ne sont pas en conformité. Tech XV considère que c’est une concurrence déloyale dans la mesure où on demande aux entraîneurs français d’avoir ces diplômes.

Alain Gaillard, le Président de Tech XV
Alain Gaillard, le Président de Tech XV

Les Présidents de clubs contournent la loi en prenant des consultants étrangers qui n’entrent pas dans le cadre législatif français

Et ce problème est d’autant plus complexe que la Ligue Nationale de Rugby et la Fédération Française de Rugby, menottées par les Présidents de clubs, se dégagent de tout contrôle qui, normalement, devrait être orchestré par le Ministère des Sports. Si Tech XV souhaite que ces entraîneurs étrangers passent le DES, comme l’avait fait en son temps Joe Schmidt, ils peuvent également demander une équivalence à l’Etat. Si tant est qu’une certaine logique soit respectée. Parce qu’il n’a pas produit suffisamment de papiers par rapport à sa carrière, Jake White (Directeur Sportif de Montpellier), ne s’est pas vu accordée sa demande d’équivalence alors que son palmarès est éloquent. Il y a des anomalies dans tous les sens. Il faut aussi faire la part des choses.

Mais si les Présidents contournent la loi en prenant des consultants qui n’entrent pas dans le cadre législatif français, c’est bien souvent au détriment des techniciens français. Quand on fait le tour des clubs (70) de Top 14, de Pro D2 et de Fédérale 1, les entraîneurs nous reprochent de ne rien faire contre cet état de fait, confie Alain Gaillard. Mais on ne peut rien contre ce marché des entraîneurs. On considère que c’est un phénomène tout à fait logique dicté par l’économie du Top 14 et la mondialisation du rugby. Par ailleurs, Tech XV est souvent dans l’incapacité à lister chaque saison le nombre de techniciens français disponibles. C’est très complexe pour nous de maîtriser des chiffres définitifs sur les entraîneurs disponibles dans la mesure où il y a un turnover énorme, reconnaît Alain Gaillard. On retrouve de plus en plus d’entraîneurs en Fédérale 1 et 2, dans les Championnats Honneur. Ils n’ont pas de contrat spécifique mais continuent de travailler.

Jake White et Shaun Sowerby (Montpellier) - 17 avril 2016
Jake White et Shaun Sowerby (Montpellier) - 17 avril 2016

Gaillard: "A travers cet afflux d’entraîneurs étrangers, on y a perdu notre identité"

Si le statut de ces "consultants" bénéficie donc de l’indulgence des hautes instances du rugby, une autre problématique semble encore plus menaçante : l’émiettement de l’identité du rugby français. Comme disait Sénèque, 'il n’y a de vent favorable que pour celui qui sait où il va'. Mais le rugby français ne sait pas trop où il va, regrette Alain Gaillard. Il n’y a plus d’échange. Tout le monde est cloisonné. Notre culture est complètement blackboulée. A travers cet afflux d’entraîneurs étrangers, on y a perdu notre identité.

Et c’est bien cette formation à la française, notamment au niveau des jeunes, basée sur la lecture du jeu, la prise d’initiative, qui est en perdition. Aujourd’hui, les théories de René Deleplace (basée sur la liberté d'initiative qui préside au mouvement général, NDLR) sans oublier les travaux de Pierre Conquet et Jean Devaluez sur les fondamentaux du rugby sont délaissées au profit des méthodes du Sud. On ne parle plus que de skills, s’agace Alain Gaillard. "Je ne suis pas contre même si je ne suis pas vraiment convaincu par ce travail-là. Quand on va voir les entraînements dans les écoles de rugby et que l’on voit des skills et des boucliers comme chez les Séniors, c’est un peu désolant. Mais je crois qu’il est encore possible d’avoir une formation à la française.

Hueber: "En France, on a l’impression qu’on n’a pas de cerveaux. Ce que font les autres, c’est toujours mieux..."

Personne ne contestera les compétences et l’expertise de ces techniciens étrangers. Mais, peu à peu, cette méthodologie étouffe l’exception rugbystique française. Si l’on prend les nations de l’hémisphère du Sud, que ce soit les Néo-Zélandais ou les Sud-Africains, il y a très peu d’entraineurs étrangers. Ils privilégient leurs méthodologies, insiste Aubin Hueber, entraîneur du Rugby Club Toulonnais de 2008 à 2011.

Ça ne dénature pas leur jeu. Les entraîneurs de Province privilégient leur nation alors qu’en France, les entraîneurs étrangers se moquent complètement des problématiques du XV de France. Il n’y a aucun fil conducteur. Quand on regarde les provinces de Nouvelle-Zélande jouer, c’est exactement le même système de jeu que les All Blacks. Nous, on n’a rien de tout ça. Même en Fédérale 1, il y a des entraîneurs étrangers. La façon et la méthodologie d’entraîner sont à la façon de l’Hémisphère sud. Le danger est là. On dénature complètement notre rugby. En France, on a l’impression qu’on n’a pas de cerveaux. Ce que font les autres, c’est toujours mieux. Et que dire des entraîneurs français qui essayent de mettre en place les méthodes néo-zélandaises mais sans les maîtriser…

Aubin Hueber aux côtés de Jonny Wilkinson
Aubin Hueber aux côtés de Jonny Wilkinson

Le poids de la DTN n’est pas assez fort

Certains entraîneurs étrangers, conscients de cette problématique, ont néanmoins bâti leur staff avec le souci d’apporter une sensibilité française. Quand l’opportunité du Stade français s’est présentée, je voulais trouver cet équilibre de compétence et de valeurs humaines de l’identité française, nous explique Gonzalo Quesada, Directeur Sportif du Stade français. Il me semblait important de faire appel à un entraîneur français (Jeff Dubois).

Pour autant, la nationalité n’est plus la priorité de l’ancien demi d’ouverture argentin. Je pense qu’on est en train de dépasser le débat sur entraîneur français/étranger, insiste-t-il. Qui aurait pensé que Montpellier aurait ces performances alors qu’on pointait du doigt un staff avec des étrangers ? De l’extérieur, on sent que l’état d’esprit est là. Il ne faut pas se priver de compétences de techniciens avec une expérience de l’Hémisphère sud ou anglaise pour enrichir un staff.

Mais en écoutant tous les acteurs du rugby, cette problématique risque bien de se propager dans les années à venir. Il faut bien voir que les joueurs étrangers actuellement dans nos Championnats, une fois leur carrière terminée, n’auront pas d’autres horizons que d’entraîner, prévient Alain Gaillard. On ne passe pas d’un certain standing en termes de salaire à la normalité.

A l’image d’un Carl Hayman, futur entraîneur des avants de la Section paloise, ces grands noms du rugby mondial rejoindront donc un grand nombre de staffs techniques. Souvent, les joueurs étrangers qui sont recrutés recommandent des techniciens qu’ils connaissent, souligne Aubin Hueber. Par ailleurs, dans deux ans, Conrad Smith va arrêter sa carrière pour devenir entraîneur des trois-quarts. Ils ne vont pas s’embêter. Ils vont faire venir des joueurs étrangers. Et, à moyen terme, ce sera au détriment de notre rugby. C’est la vérité du moment.

Carl Hayman entraînera les avants de Pau la saison prochaine - 21 avril 2016
Carl Hayman entraînera les avants de Pau la saison prochaine - 21 avril 2016

Une problématique survolée par la Cellule Technique

Alors que faire ? Comment assimiler la méthode étrangère sans dénaturer pour autant le modèle français et son patrimoine rugbystique ? La Cellule Technique, mise en place pour trouver des réponses à la compétitivité du XV de France, a-t-elle abordé ce sujet déterminant pour donner une ADN à notre rugby ? Quand on a parlé de la formation, de l’identité de notre rugby, on a bien précisé aux deux Présidents (Paul Goze et Pierre Camou) qu’on se proposait de continuer nos travaux pour approfondir nos propositions, explique Alain Gaillard. "On a donné quelques mesures pour le court et le moyen terme mais on n’a pas approfondi cet aspect-là. On pensait qu’on allait se réunir encore pour aller plus loin mais je ne sais pas si on nous en donnera les moyens…

Alors en attendant un éventuel retour des hautes instances du rugby français, Alain Gaillard, comme tant d’autres, ne peut masquer son inquiétude face à cette réalité si difficile à maîtriser. Mais, tant que le poids de la Direction Technique Nationale sera aussi peu considéré, le patrimoine du rugby français sera bien en danger.

Les techniciens étrangers dans les staffs du Top 14 (*) :

Agen : 0
UBB : Bruce Reihana (entraîneur skills), Joe Worsley (entraîneur défense)
Brive : 0
Castres : Joe El Abd (entraîneur adjoint)
Clermont : Nick Mc Ilroy (manager sportif), Jono Gibbes (entraîneur adjoint)
Grenoble : Bernard Jackman (entraîneur principal), Mike Prendergast (entraîneur adjoint)
La Rochelle : Akvsenti Giorgadze (entraîneur spécifique touche)
Montpellier : Jake White (Directeur Sportif), Shaun Sowerby (entraîneur des avants), Scott Wisemantel (entraîneur des arrières et skills)
Oyonnax : 0
Section Paloise : Simon Mannix (Manager Sportif), Andres Bordoy (secteur de la mêlée), Carl Hayman (entraîneur des avants la saison prochaine)
Racing 92 : Ronan O’Gara (Consultant/Entraîneur)
Stade français : Gonzalo Quesada (Directeur Sportif), Simon Raiwalui (entraîneur des avants)
Toulon : Diego Dominguez (Assistant Directeur Sportif), Tom Whitford (Manager assistant de l’équipe), Steve Meehan (entraîneur des arrières)
Stade toulousain : 0

(*) Ont été pris en compte les Manager, Directeur Sportif, Entraîneur principal et adjoint communiqués sur les sites officiels des clubs. Ne sont pas cités les postes de préparateurs physiques et analystes vidéo qui sont eux aussi concernés par cette problématique.

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