Le doigt sur les interdits

Par Rugbyrama
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Notre chroniqueur Rodolphe Rolland nous livre cette semaine sa vision particulière sur la suspension du talonneur de l'Usap, Marius Tincu. Le Roumain a écopé de 18 semaines de suspension pour une fourchette dans les yeux d'un Gallois.

"Fais pas ci, fais pas çaViens ici, mets toi là... Mets pas tes doigts dans le nez...Va te laver les mainsNe traverse pas la rue..."

Le grand désir de l'enfant, c'est devenir adulte à son tour pour liquider le diktat de l'autorité parentale. Combien sont nées de frustrations durant cette période où nos parents prenaient un malin plaisir à contrarier nos petites initiatives, nos innocentes marottes. Mon frère, par exemple, lors des réunions familiales, filait sous la table et là, à l'abri des regards, déchaussait délicatement le pied d'une femme – jeune de préférence – pour le caresser longuement. Ma manie à moi était beaucoup plus franche, beaucoup plus directe : les adultes se baissant pour m'embrasser avait droit à un doigt dans l'oeil ! Et bien quoi ? J'en avais marre qu'on me baisote comme un gosse, aîné de cinq ans j'avais envie de contacts un peu plus solennels. Toujours est-il qu'on condamna mon acte et qu'on laissa à mon frère tout loisir de poursuivre ses manoeuvres souterraines. Je ne sais présentement s'il caresse encore le pied des femmes sous quelque table, j'imagine qu'il doit réserver ses pratiques enfantines pour la sienne. En tout cas, ma pratique à moi fut bannie du jour au lendemain, l'enfant n'ayant face à l'arbitraire familial d'autre solution que l'obéissance, j'obéissais.

Dans notre société policée par les interdits et les tabous, la très britannique commission de discipline de l'ERC (prononcez " iorci"), fait figure d'autorité parentale du rugby européen. Tout comme nos pères et nos mères, celle-ci agite la menace de la punition pour tout joueur accusé d'avoir contrevenu aux règles de la bienséance rugbystique la plus élémentaire, s'appuyant pour juger des délits sur la vidéo et sur la foi de témoignages probants. Si bon nombre de joueurs convoqués furent blanchis lors de leur audition à Dublin (Byron Kelleher, Guilhem Guirado...), Marius Tincu en revanche s'est vu administré dix-huit semaines de suspension toutes compétitions confondues au grand dam des usapistes. Motif : une hypothétique fourchette dans les yeux du malheureux pilier Paul James pendant la rencontre houleuse opposant les Ospreys à Perpignan.

En l'absence d'images télévisuelles attestant la forfaiture catalane, la commission "sans preuve et sans remords" a donc mis à l'index les doigtés illicites sur le seul témoignage de la victime, coupable elle-même pendant cette rencontre d'un geste condamnable. Bien maigre pièce à conviction dans le dossier à charge si l'on excepte toutefois le bouquet de couperose empourprant le museau du pilier à la fin du match. Or bien loin de calmer les esprits, cette sanction a soulevé l'indignation britannique ravivant dans la mémoire "albione" l'image d'un rugby français indiscipliné, rugueux, rugby dont les mignardises gauloises valurent en d'autres temps à la France son expulsion du tournoi des V Nations.

Du côté français, François Guers, président du comité de discipline de la Ligue nationale de rugby (LNR), jura que depuis dix ans aucun cas de fourchette n'avait été recensé et de rajouter que la peine infligée à Marius Tincu relevait du "délit de sale gueule" que traîne comme un boulet le rugby français. De deux choses l'une:

- soit Marius Tincu est innocent de toutes les charges qui pèsent contre lui et dans ce cas il faudrait revoir le mode de fonctionnement incohérent de la petite commission.

- soit il est coupable, et alors c'est tout le rugby français qui est coupable à son tour, coupable de fermer les yeux sur ce geste décrié, sur cette spécialité franchouillarde issue d'un improbable jardin des délices de l'assaisonnement, qui confirme les propos d'Anton Oliver, ex-talonneur de la phalange toulonnaise : "le championnat français, ça pique les yeux !" 'après Serge Simon, gaulois repenti).

Ai-je le droit en France, et malgré l'interdiction formelle de mes parents, d'enfoncer un index dans le globe oculaire de l'adversaire avec la bénédiction de tout le rugby français, alors que la technique est honnie en Grande-Bretagne ? Quid des interdits et que faire de ses dix doigts? Telles sont là les questions fondamentales que m'inspirait cette affaire embrouillée lorsque me revint l'image de Jean-Michel Gonzalez pendant l'échauffement précédant la désillusion parisienne : visage fermé par l'angoissant avant match et dévorement frénétique de tous les ongles de ses doigts ! Ah, m'écriais-je alors, encore un interdit bafoué !

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