La chronique de Pierre Villepreux

Par Rugbyrama
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Dans sa chronique hebdomadaire, Pierre Villepreux, de retour de son voyage au Canada où il était invité pour participer à une conférence sur le "jeu collectif" au rugby. Suivez le guide.

Je n’ai pas vu le dernier match du XV de France. J’étais au canada dans la belle ville de Kingston, j’avais été convié à participer à une conférence suivie pendant deux jours d’un travail sur le terrain sur le thème du "jeu collectif". 210 coachs venus du Canada, mais aussi des Etats-Unis, participèrent à cette formation. Bien entendu la démarche d’enseignement du jeu que j’ai présenté qui part du jeu et du mouvement général continue de surprendre ce public élevé à la fois au système de formation britannique mais aussi à ce qui se fait dans le football américain, à savoir la transmission de formes sorties du contexte donc dénaturées. Ce découpage du jeu et la reproduction de ces formes sont bien sûr parfois suffisantes et logiques pour le joueur mais dissimulent le sens que le joueur doit donner à la relation complexe qui unit le jeu d’attaque et celui de la défense. En segmentant les savoir et savoir faire, il leur manque cette mise en relation, celle qui pose une problématique plus large et que seul le jeu total peut restituer. Le travail pratique qui suivit sur le terrain (gymnase aménagé) avec des joueurs d’une vingtaine d’années mit en évidence ce manque de pensée tactique. Mais sollicités autrement pendant deux jours, les entraîneurs ont pu noté que les situations d’apprentissages proposées ont amené des comportements individuels et collectifs différents en tout cas plus pertinents liés aux significations nouvelles données au jeu dans le rapport d’opposition existant.

La question de la forme donc du comment on s’entraîne devenait en l’occurrence centrale dans les questions qui suivirent. La réalisation d’un jeu adaptatif, celui où il s’agit de répondre avec pertinence et efficacité à ce que l’on rencontre en face de soi ne se décrète pas. Il fallut expliquer qu’il prenait tout son sens dans le cadre de la dynamique des interactions cohérentes touchant l’ensemble du collectif, ceux qui sont dans l’instant directement impliqués autour du ballon et ceux qui sont à la périphérie de cette cellule centrale.

Si l’on se satisfait de joueurs capables de reproduire des gestes et actions pensés en amont par l’entraîneur, on place le joueur et le collectif dans un autre cadre, celui où il s’agit de "refaire le mieux possible", mais puisqu’on ne fait qu’appliquer, on limite les initiatives et la mise en œuvre de la dimension adaptative.

Or la dynamique majeure de tout apprentissage, et pas vrai seulement en rugby, c’est de rendre transférable ce que l’on sait et sait faire dans des situations et contextes différents pour y affronter l’ imprévu. C’est l’entassement des erreurs et réussites qui amènera le joueur donc le collectif à rentrer ainsi dans ce jeu adaptatif, toujours plus abouti, cependant, jamais complètement maîtrisé mais dans lequel ils seront de plus en plus à l’aise. Ce qui veut dire que certaines formes et méthodes de travail autoriseront mieux que d’autres d’aller vers la performance en débordant sur ses limites du moment, celles du prévisible, ce que l’on maîtrise, pour aller vers celles de l’ imprévisible que l’on ne maîtrise pas encore .

On ne naît pas bon joueur de rugby. On le devient à condition que la formation reçue et entassée au fil du temps ait permis au pratiquant de développer au mieux et pas au rabais son potentiel en suscitant la mise en action de ses compétences. Tout joueur est doté de compétences d’intelligence et d’un pouvoir d’attention à même d’élever son niveau de jeu si le milieu, les contextes voire les circonstances favorisent leurs mises en œuvre. L’inégalité que l’on remarque et décèle dans les capacités des uns et des autres à "jouer juste" est souvent le fait des différences des formes et méthodes de formations rencontrées dans la continuité de leur carrière. L’empreinte laissée par celle-ci laisse des traces qui peuvent s’effacer avec un travail approprié. Justement l’appropriation d’un "jeu nouveau ne peut se construire que contre l’ancien" en acceptant d’abandonner le chemin du jeu construit pour aller vers celui du cognitif, celle des bonnes réalisations tactico- techniques qui prendront un sens différent de celui acquis par la seule application de savoir faire prescrits.

"On ne naît pas champion , on le devient" dans une continuité cohérente de formation allant du débutant au plus haut niveau sachant que le graal n’est jamais atteint et que l’action de formation si elle est bien menée est à même de générer toutes les réussites.

Une parenthèse pour préciser que ce fameux "talent", les purs dons de la nature accordés à certains resteraient en l’état si, par manque d’implication ou suffisance, le potentiel du surdoué n’était pas exploité et si on ne créait pas, à l’entraînement par la forme de travail adaptée, les conditions propres à l’émergence de "savoirs réels".

Apprendre à jouer avec pertinence efficacité, dans le mouvement existant, en négociant spontanément et avec à propos imprévu et incertitude, sera à terme accessible à condition que le cadre d’apprentissage ou de perfectionnement choisi y réponde et place la liberté d’initiative au cœur du processus décisionnel. Ce qui ne sera pas le cas si habituellement, le contexte de formation a confronté les joueurs à un cadre où tout est fixé à l’avance et ne relève plus de l’initiative personnel.

Choisir, par l’activité déployée de mobiliser les capacités adaptatives des joueurs traduites en terme d’actions intelligentes, va impliquer dans un même tempo entraîneur et joueurs. Il convient pour l’entraîneur ,en partant des compétences existantes déjà stabilisées des joueurs et du collectif de les faire entrer dans une autre logique, celle de "penser le jeu autrement" ? Ce qui nécessitera de proposer et mettre en place les conditions et situations de jeu adéquates, favorisant ainsi, en rentrant dans un autre espace de créativité, la mise en œuvre de compétences enrichies et nouvelles.

Dans cette dynamique de formation les joueurs ainsi formés deviendront , s’ils ne traînent pas des pieds pour y rentrer, capables de produire le jeu créatif et adaptatif recherché. Mais paradoxalement cet accès des joueurs à un jeu toujours mieux compris verra l’action de formation de l’entraîneur modifiée. Non seulement elle sera facilité mais elle visera en fin de parcours à "le rendre presque inutile".On dira qu’il construit avec cette méthode progressivement son inutilité.

Arrivé à ce stade, serait la preuve d’un pari gagné, celui d’avoir su choisir une formation par le jeu et avec le jeu où il s’agit bien d’oser faire et d’inventer avant de comprendre. Les "savoirs, savoir faire et savoir être" sont à appréhender d’abord dans la complexité du jeu total, dans cette phase mère et dans sa mouvance. Les réalisations et actions des joueurs en terme de réussites et erreurs dans ce contexte du jeu total où se posent tous les problèmes donnent alors tout son sens au travail de phases de jeu partielles. Je parle de ces séquences de travail, appelées "skills"  dans le monde anglo-saxon, qui quand ils sont le cœur et la priorité du travail réalisé à l’entraînement ne sont pas suffisantes puisqu’ils ne rendent pas compte de la complexité du jeu total,de son sens et de son opérationnalité. Surtout quand leur utilisation vise le "comment faire technique". Situation où on se centre sur le comment et moins sur le pourquoi(comprendre), le premier ne s’ajuste alors pas forcement au second. Il s’agit bien de faire en sorte que ce va et vient entre le tout et les parties se fassent dans le bon sens et non le contraire, seule façon de mettre à la disposition des joueurs les routines qui constitueront le répertoire de réponses disponibles pour parvenir à la solution pertinente relativement à la situation rencontrée.

Je viens de voir France Irlande. Le jeu collectif des français prend forme même si encore tous les joueurs ne sont pas égaux pour répondre spontanément et avec justesse aux situations rencontrées. Dans le cadre de la préparation à la coupe du monde 2011, continuer à traiter ce problème tactique me semble déterminant pour que la progression de cette équipe vers un jeu toujours plus achevé continue à se faire.

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