Chronique de P. Villepreux

Par Rugbyrama
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Première chronique de l'année de Pierre Villepreux, qui évoque et développe l'utilisation et son efficacité des leurres dans le rugby.

Dans le jeu actuel, toutes les équipes organisent maintenant leur jeu d'attaque avec des joueurs leurres. Les courses et attitudes de ces joueurs sont préparées pour laisser croire à la défense que la balle va leur être transmise alors que celle-ci est destinée à un partenaire.

Est espéré ainsi que ce joueur trompeur amènera la défense et au moins l'adversaire direct à prendre en compte cette menace. En cherchant à mobiliser plusieurs défenseurs grâce à cette pénétration factice, on vise ainsi à créer des conditions de jeu optimales pour les autres partenaires placés ainsi dans des espaces de jeu où il devient plus facile de jouer car justement moins dense en défenseurs.

Ce type d'action est appelé passage à vide quand le joueur leurre vient agresser en les percutant les défenseurs. Cette conduite est "pénalisable" mais le règlement accepte ce type de jeu si le joueur leurre ne gène pas de manière évidente la défense.

On observe le plus souvent ce type de conduites à partir des phases statiques mais aussi maintenant dans la continuité du jeu lorsque les "temps de jeu" se multiplient. Dans le premier cas, ce choix répond à un programme (schéma de jeu). Dans le deuxième cas, il devrait être compris comme une réponse à la situation présente et donc en relation avec la distribution défensive. L'objectif dans les deux cas, c'est de créer un maximum d'incertitude pour les défenseurs qui quand tout marche bien sont globalement mobilisés dans le zig et donc pris à défaut dans le zag.

Cependant, si on y regarde un peu plus prés, on s'aperçoit que la réussite sur ce type d'action est loin d'être évidente. Les défenses décodent bien le jeu des attaquants et ne prennent plus en compte le joueur leurre.

A cela plusieurs raisons :
- soit c'est le joueur leurre qui adopte une trajectoire et des attitudes qui ne menacent pas la défense car sa trajectoire de course le soustrait à la possibilité de recevoir la balle du porteur. Le passage se fait trop tôt et l'appel gestuel (les mains) ou verbal ne crée aucun doute sur le jeu futur.
- soit c'est l'attitude du porteur de balle qui est trop lisible. Trajectoire de course et gestuelle de la préparation de passe ne sont pas trompeuses sur la destination du ballon. La défense ne prend donc pas en compte le leurre comme receveur potentiel.
- soit toutes les raisons développées précédemment se cumulent et ne font qu'accentuer le processus de lecture en faveur des défenseurs.

Si ce type d'action s'explique car il est un élément de réponse à l'imperméabilité des défenses, il se doit d'être préparé avec une autre minutie. Le leurre doit rester une option utilisable par le porteur de balle, ce qui demande entre les partenaires directement concernés une communication et une synchronisation des actions autrement plus fines. Ce jeu se construit aussi parce que le leurre sait qu'il ne fait pas que simuler mais que cette simulation peut très bien l'amener à recevoir la balle si la défense ne le prend pas en compte. Le jeu construit devient du coup adaptatif.

Ce n'est qu'un exemple, mais comme aujourd'hui les organisations de jeu ont donc largement tendance à devenir communes, quand la réussite est présente, l'action en question devient référent. Elle est enseignée comme une solution qu'il convient de reproduire et qui ne laisse pas droit à d'autres options. On transforme une option de jeu qui peut à un moment avoir une valeur certaine en une règle d'action que l'on reproduit systématiquement même quand la situation ne le mérite pas.

Si la performance est ressentie comme la résultante d'apprentissages traduits en actions et d'enchaînements d'actions grâce à la réalisation de tâches précises et immuables qu'il s'agira de replacer le mieux possible en jeu. Alors on va donner dans les entraînements la priorité à l'apprentissage du "comment" au détriment du "pourquoi". On va renoncer ipso facto à enseigner "l'apprendre à comprendre". Bien sûr, on peut, selon moi à tort, considérer qu'à ce haut niveau de pratique, le sens du jeu , sa compréhension devrait être acquis.

C'est en partie vrai, mais en donnant ce seul sens au perfectionnement, on peut aussi rapidement transformer même les meilleurs artistes en automates. Les savoir-faire utiles pour exister dans le plus haut niveau actuel se construisent beaucoup sur des conduites stéréotypées et non sur la pertinence des comportements collectifs dans le système complexe des interactions qui lient le jeu du porteur de balle avec ses partenaires et adversaires.

C'est pour cela que les formes de jeu collectives développées sont logiquement pour le joueur des images idéalisées sans rapport avec les vraies questions, celles qui touchent la bonne lecture du jeu, seule à même de résoudre la réalité du jeu dans le cadre de rapport de forme mouvant et incertain qui se crée entre attaque et défense. On mobilise plus les savoirs théoriques des joueurs au détriment de leur formation tactique puisque on délaisse la vraie réalité du jeu.

Donner aux joueurs le pouvoir de faire "ce qui est prévu" est une chose, mais continuer de les former pour gérer "ce qui n'était pas attendu" reste une priorité si on ne veut pas réduire le nombre de possibilités offertes dans l'enchaînement du jeu et des tâches. C'est la richesse des sports-co et du rugby, celle qui offre richesse et spectacle.

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