La chronique de Pierre Villepreux

Par Rugbyrama
Publié le Mis à jour
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Notre expert Pierre Villepreux s'interroge cette semaine sur l'avenir du rugby professionnel et la perte des valeurs traditionnelles de ce sport.

Dans le rugby professionnel, il s'agit, aujourd'hui, pour les joueurs, entraîneurs et managers de se débrouiller pour rester compétitifs et durer au plus haut niveau. Disons-le clairement, dans ce marché, il faut apprendre à "jouer perso" ce qui est contradictoire avec les valeurs de coopération et collaboration que réclament les sports collectifs. Il devient donc, pour les acteurs, difficile de s'accomplir, de s'épanouir et donc; d'exister ensemble.

L'identification à un collectif, à une équipe, à un club est bien moins réelle que dans un passé proche. Cette tendance est perceptible sur et en dehors du terrain. Les acteurs agissent dans un modèle productif déstabilisant. Même si on n'en fait pas état, les rapports et le relationnel entres les uns et les autres sont modifiés. Le sens que chacun donne à ce qu'il fait répond à son propre intérêt et est beaucoup moins en relation avec celui des autres. Cette évolution de fond n'est pas nouvelle dans le rugby mais elle se diffuse vite et risque, à terme, d'atteindre le socle du rugby, les petits clubs formateurs. Plus grave, cet accès à l'individualisme touche maintenant vite et bien les jeunes talents. L'entourage courtisant donc excessif dans lequel ils sont plongés les amène à une vision du futur pas forcement réaliste qui mobilise niaisement leur égo.

Les valeurs traditionnelles de notre sport au plus haut niveau n'ont bien sûr pas disparu mais ont dangereusement tendance à se déliter par manque d'interactions entre tous les niveaux de la pratique rugbystique. Entrer dans ce mode individuel de fonctionnement et dans cette diversité et divergences de sens que chacun accorde à ce qu'il fait n'est pas propice à la mise en place d'un sens collectif, même si on sait qu'en jeu il faut, pour être performant collectivement, jouer avec des références communes.

Les entraîneurs sont directement les plus concernés par cette évolution. Leur nombre est sans cesse en augmentation et la concurrence est grande avec l'arrivée des coachs venus du Sud et avec celles des jeunes retraités en provenance du haut niveau. Comme les places sont chères, les projets des entraîneurs s'inscrivent dans le court terme puisque il s'agit de gagner vite (pour le bien on verra plus tard). La recherche de résultats immédiats est d'autant plus élevée qu'ils sont devant l'opinion (public et media) responsables de ces mêmes résultats. Cette situation est plutôt confortable pour les joueurs et change la forme de la relation entraîneur-entraîné.

Difficile pour les coachs de construire aujourd'hui une équipe, sauf à coup de millions bien sûr. Le temps ne leur étant que rarement accordé, les entraîneurs n'ont plus la patience, de bâtir le jeu souhaité, de faire partager leurs convictions et de mettre en place à plus long terme un jeu identifié et donc identitaire. Indispensable pour générer la confiance, facteur incontournable de la performance. Mais, on sait bien que celle-ci s'ancre tellement mieux dans un projet à long terme et qu'à contrario, c'est un leurre de penser que l'on peut la retrouver comme par miracle derrière les résultats positifs d'un ou deux matches, si les ferments et ingrédients utiles à son existence n'ont pas été apportés avant. Dans la hâte de résultats rapides, les entraîneurs sont aujourd'hui forcement en sursis. Alors chaque année, l'entraîneur cautionne une politique de recrutement expansive et néglige, même s'il s'en défend, les joueurs qu'il a sous la main dans son propre centre de formation.

Ce recrutement toujours plus important de joueurs étrangers vers les clubs français vise bien sûr à trouver enfin le Jeu que tout le monde attend. On demande de la patience, logique car il faut bien le mettre en place ce putain de jeu surtout si en plus comme c'est le cas, il faut amadouer les règles et, curieusement, cela prend du temps et souvent beaucoup plus qu'une saison. Pas grave pour ceux qui sont reconduits puisque avec un bon budget, les joueurs recherchés seront enfin recrutés, les ambitions revues à la hausse et bien sûr l'entraîneur (le même ou un autre) aura les moyens de fabriquer enfin son équipe avec des joueurs qui vont jouer le jeu tant convoité et qui plus est… avec un staff technique toujours plus spécialisé, c'est ce qu'exige la haute performance.

Ne pas entrer dans cette évolution, vouloir faire autrement, refuser d'accéder à cette modernité n'est pas mon propos. Je ne m'inscris pas dans une démarche nostalgique, celle d'une culture passée. Il s'agit de réfléchir pour demain sur le comment faire mieux, sur le comment créer les liens manquants pour que les intérêts des uns soient aussi ceux de tous en acceptant que le rugby professionnel génère logiquement des troubles pervers qu'il s'agit de gommer si on veut conserver, pas tout, mais l'essentiel de notre culture du jeu, celle qui nous a fait reconnaître et que l'on nous envie encore (Mais jusqu'à quand?).

On peut accepter que la promotion du jeu passe par la venue de stars (joueurs et entraîneurs) arrivées d'ailleurs. Rien de grave en soi si cela s'inscrivait dans la culture du jeu français et dans la démarche de formation franco- française. Cette enculturation rugbystique n'est pas utopique, certains y arrivent, souvent pas les plus mauvais, mais elle demande beaucoup d'adaptation. Elle devient difficile pour ne pas dire impossible quand il ne s'agit de gérer non plus une ou deux personnes mais bien un groupe comme c'est le cas dans la plupart des clubs. Minoritaires dans leur club, ce sont les joueurs français qui doivent maintenant s'adapter et entrer dans un processus différent de fonctionnement et de travail dans lequel (quand ils jouent) il n'est pas sûr qu'ils y produiront la performance attendue, en tout cas, celle qu'ils souhaitent et qui correspond au développement de leurs talents et à leurs normes culturelles.

Le rugby pro économiquement marche bien, mais attention de ne pas se retrouver, très vite, face à des situations aliénantes qui empêcheraient le rugby français de continuer à développer ses capacités et ses intérêts propres (qui ne sont pas seulement ceux liés à la recherche d'une économie plus florissante).

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